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LE PREMIER ET LE DERNIER ELEVE DE JEAN-PIERRE EPRON
PREMIERS REPERES POUR UNE BIOGRAPHIE
Ma rencontre avec Joseph Abram coïncide avec mon arrivée en Lorraine en 2005. Nous nous étions donné rendez-vous dans un café de la place Stanislas pour parler du Tri-postal de Nancy, icône de l’architecture des années 70, œuvre de Claude Prouvé. À l’époque, je suis architecte des bâtiments[1] de France (ABF) et j’arrive de Brest ; lui est l’architecte et historien réputé que je sais impliqué dans la reconnaissance de l’architecture du XXe siècle.
Plus tard, devenant directeur de l’École d’architecture de Nancy[1] où Joseph enseigne, nous nous sommes découverts un point commun qui est une coïncidence discrète mais heureuse. Nous sommes en effet tous deux d’anciens élèves d’un architecte, chercheur et pédagogue hors-pair : Jean-Pierre Epron. Joseph est l’un des premiers lorsqu’il commence ces études en 1970 à l’Unité pédagogique d’architecture de Nancy (UPA) dont Epron est le directeur pédagogique ; quant à moi, je suis l’un des derniers lorsqu’en 1999 j’entre à l’École de Chaillot à Paris, où il enseigne.
Elève aux beaux-arts mais professeur pour commis d’architecte
Que dire de cet architecte prolifique ? Par où commencer tant son parcours est riche, diversifié, voire original et pourtant entièrement dédié à l’architecture et au « noble engagement du métier d’architecte[2] » ?
Jean-Pierre Epron naît en 1929 à Nantes, mais il habite avec sa famille à Thionville où son père dirige une aciérie. La guerre amène sa famille à déménager à Paris où Epron réside depuis. Il réalisera quelques constructions dans le nord de la Lorraine une fois architecte. Car c’est bien cette profession qu’il décide d’épouser lorsqu’il entre en octobre 1947 dans l’atelier Larrieu-Aublet[3]. Il est admis trois ans après en 2e classe à l’école des Beaux-Arts dans l’atelier extérieur de Louis Aublet.
Alors qu’il termine ses analos, Epron répond à une offre d’emploi affichée dans l’atelier. La Société des architectes diplômés par le gouvernement (SADG) cherche un répétiteur pour donner des cours de dessin dans son école du secrétariat technique du bâtiment[4] que coordonne Albert Feuillastre. Epron, qui dessine et peint depuis toujours, est retenu pour cette charge. Elle l’amène à fréquenter les locaux de la société tous les samedis matin. Partant de là, il s’investira de plus en plus dans l’organisation générale de la formation continue et de la promotion sociale des salariés d’agences d’architectes jusqu’à la création d’un brevet de technicien puis à celle de l’association Promoca[5]. Cette aventure, qui durera plus de dix ans, est probablement à l’origine d’une vocation de pédagogue qui trouvera plus tard son épanouissement à Nancy puis sa consécration au sein de l’École de Chaillot.
L’agence Epron-Lambert, la SADG et la revue AMC
En mars 1957, Epron soutient son diplôme. Il revient d’un long voyage aux États-Unis d’Amérique et présente un projet pour une école internationale de musique. Son rapporteur est Marcel Lods tandis qu’André Gutton préside son jury. À cette époque, il est engagé dans la réalisation de son premier bâtiment, dont il dirige le chantier rue Notre-Dame des champs à Paris. Comme il le dit, « le matin je soutenais mon diplôme et l’après-midi, j’arrivais en retard à la réunion de chantier mais j’étais architecte ![6] ». Ce premier immeuble, il le réalise avec un camarade d’étude, Christian-Edouard Lambert, avec lequel il s’associera par la suite, concevant de nombreux projets d’architecture durant deux décennies. Certaines d’entre elles se réaliseront à Paris, Versailles, Longwy, Fameck et dans l’Oise.
Habitué des couloirs de la SADG depuis ses études, Epron en devient naturellement membre en 1957, puis entre au conseil de celle-ci quelques années plus tard. Il y développera son goût pour le jeu savant, correct et magnifique des institutions professionnelles.
En 1966, à la faveur de ce qu’il nomme un petit coup d’état au sein d’une société en perte de vitesse, Otello Zavaroni, professeur reconnu et patron d’atelier, est placé à la présidence de la SADG. Zavaroni choisit pour vice-président Epron qui se retrouve aussi à la tête du syndicat de la société. À 37 ans, Epron devient ainsi le principal maître d’œuvre d’une nouvelle politique d’action de la SADG orientée vers l’école, vers la profession et vers l’action culturelle[7]. Au cours de cette période, il crée l’Association professionnelle d’exercice (APREX) qui ambitionne de moderniser la profession. Au même moment, à partir du bulletin de la société, il fonde la revue AMC avec Philippe Boudon et Alain Sarfati, jeunes diplômés issus de l’atelier Zavaroni. Enfin, au sein de la Confédération générale des architectes français, il participe à l’émergence de la future Union des syndicats français d’architectes (UNSFA).
En mai 68, alors que tous abandonnent les institutions, Epron poursuit son action tant bien que mal, notamment au sein de la CGAF, avec l’appui de son ami Michel Weill, membre actif du Syndicat des architectes de la Seine. Lors des élections de la SADG convoquées en 1969, il apparaît comme le candidat légitime à la présidence. C’est Louis Noviant qui est élu nouveau président de la société. Epron reste au conseil durant ce mandat puis quitte la SADG en 1973. Une autre aventure a déjà commencé, celle de l’enseignement de l’architecture à Nancy.
Deux fondations : l’UPA de Nancy et l’IFA
Alors qu’ « il s’agite »[8] pour faire bouger la profession, un groupe d’élèves-architectes de Nancy se rend à Paris fin 1967 afin de le rencontrer. Ils sont à la recherche d’un nouveau patron car Michel Folliasson a fait savoir qu’il quittait l’atelier de Nancy[9], dont il était le chef depuis 1957. En février 1968, après avoir soutenu sa candidature devant les élèves, Jean-Pierre Epron est élu nouveau patron de l’atelier de Nancy. À leurs yeux, ce parisien créateur de la revue AMCest le réformateur qu’ils attendent. Avant qu’il n’arrive, l’année universitaire se termine avec mai 1968. Élu par les élèves quelques mois plus tôt, c’est avec le titre de directeur pédagogique qu’il est accueilli légitimement en septembre 1968 par Claude Chambon, premier directeur administratif de l’Unité pédagogique d’architecture (UPA) de Nancy qui vient d’être crée. Elu puis nommé : une double légitimité probablement originale au sein des UPA naissantes en France[10]
Passant d’un engagement à l’autre, Epron s’investit pleinement dans ce nouveau projet, fort de sa triple expérience de constructeur, d’élu des institutions et d’enseignant. Rapidement il fixe les grandes lignes du cursus et notamment les trois cours qui ouvrent la première année : références, échelle et structure. Puis il étoffe l’équipe enseignante avec ses compagnons de route d’AMC qu’il fait venir à Nancy[11]. Enfin il crée dès 1969 le Centre étude méthodologique pour l’aménagement (CEMPA). Au sein de cette structure ancrée dans l’UPA de Nancy, il mène une intense activité de chercheur ainsi que de directeur de recherche, participant à la formation des futurs enseignants nancéiens. Parmi ses travaux, le rapport de recherche Enseigner l’architecture – l’architecture en projet[12] constitue un énoncé probablement inégalé du dispositif pédagogique qui anime depuis toujours l’enseignement de l’architecture et dont il a démasqué le sens et les mécanismes profonds. Epron enseigne aussi. Il met par ailleurs au point, avec son séminaire « Esquisses » en 3ecycle crée en 1974, une pédagogie originale d’enseignement de projet. Par la suite il encadrera de nombreux diplômes.
Entre les partisans de l’abandon du « projet » et les nostalgiques des Beaux-arts, Epron ouvre une troisième voie au lendemain de 1968 : celle d’une pratique critique de la pédagogie de projet. Cette vision l’amène à participer activement aux principales commissions de réforme au niveau national mais aussi européen. Il deviendra membre du Conseil supérieur de l’enseignement de l’architecture en 1974, puis président du conseil d’administration de l’UPA de Nancy en 1977.
Premier témoin de ce projet [10] d’école naissant, Joseph Abram met en avant « […] son allure de plateau ouvert à l’expérimentation pédagogique et à la recherche ». À ses yeux, rien n’est plus difficile, dans un mouvement collectif, comme l’a été celui de la mise en place des UPA, que d’inventer un cadre, une structure abstraite, au sens de Roland Barthes, et d’intégrer, au sein de cette structure, d’autres structures, en les laissant se déployer librement. Car l’un des traits distinctifs de la démarche de Jean-Pierre Epron est son libéralisme, au sens noble du terme, celui de Julien Guadet, qui disait de l’École des beaux-arts qu’elle était « la plus libérale du monde ». Mais un libéralisme s’exerçant dans un contexte différent, celui d’une intellectualisation généralisée des études d’architecture [13].
Au début des années 80, alors qu’il amorce sa recherche sur le jugement en architecture, Epron rejoint pleinement l’aventure naissante de l’Institut français de l’architecture (IFA). Déjà membre du Centre d’étude et de recherche architecturale[14] (CERA), il participe à cette préfiguration avant de devenir directeur du département échanges et formations.
Son expérience et sa vision surplombante sur le sujet l’amènent à être chargé du colloque inaugural de l’IFA « Architecture, architectes », en octobre 1981. Pour ce grand colloque, il confie notamment à Joseph Abram l’animation de l’atelier sur l’enseignement. S’ouvre une période riche de très nombreuses actions (séminaires, expositions, publications) qui marque durablement le milieu de la recherche et de la profession. À l’image du CEMPA, Epron organise son département comme une véritable pépinière de jeunes chercheurs. C’est à cette époque qu’il commence à s’intéresser au contrôle architectural par le biais de formations qu’il dispense aux ABF. De cette période sortira, au début des années 90, un ouvrage de référence en trois tomes : Architecture, une anthologie[15].
L’« île heureuse » de Chaillot
L’arrivée de son compagnon de route, Jean-Pierre Halévy, à la direction de l’École de Chaillot en 1987, est l’occasion pour Epron de renouer avec le huis-clos de la classe. Dans cette institution issue du XIXe siècle qui a traversé les crises et réformes de l’architecture, il développe un nouveau séminaire intitulé « Administration de l’architecture et contrôle architectural[16] ». Epron y rassemble l’ensemble de ses sujets de prédilection et en opère peu à peu la synthèse jusqu’à la publication en 1997 de Comprendre l’éclectisme[17], ouvrage au final plus théorique qu’historique.
En 1999, lorsque j’entre à l’École de Chaillot, je suis l’un de ses derniers élèves. En quatre leçons, j’assiste à une magistrale démonstration de l’institution[18] de l’architecture dans l’histoire, de l’exercice de projet et de la pratique du jugement en architecture. Quatre exposés dans lesquels Epron déploie, avec l’humour pince sans rire qui le caractérise, cette vaste structure aussi ouverte qu’érudite qu’évoque Joseph. Une structure dans laquelle va se réordonner profondément ma vision et ma pratique d’une discipline épousée quelques années auparavant lors de ma formation à Strasbourg.
Témoins du début et de la fin de cette carrière dédiée à l’architecture et son enseignement, Joseph et moi partageons cette reconnaissance à Jean-Pierre Epron pour son apport fondamental à la compréhension de notre discipline. Elle est probablement l’une des sources de la complicité intellectuelle qui nous anime au même titre que le moteur de nos actions. Alors pour ces Mélanges offerts, je me suis plongé dans les archives de Jean-Pierre Epron à la recherche d’un écrit inédit que notre enseignant commun pourrait lui offrir. Avec son aide, nous avons mis la main sur un texte qui parle de tolérance. Eclectisme et tolérance : voilà qui fait sens pour saluer le noble engagement de Joseph !
Notes
[1] De 2009 à 2019, j’ai été directeur de l’École nationale supérieure d’architecture de Nancy. Période charnière durant laquelle j’aurai le privilège d’une part d’accompagner les premiers élèves de Jean-Pierre Epron dans leurs dernières années d’enseignement et d’autre part d’accueillir et former peu à peu une nouvelle équipe pédagogique.
[2] Joseph Abram, Enseignement/Profession/Recherche – Retour sur le projet pédagogique de Jean-Pierre Epron ou le noble engagement du métier d’architecte, conférence donnée le 7 novembre 2019 à l’Académie d’architecture, Paris.
[3] Marie-Laure Crosnier Leconte, Dictionnaire des élèves architectes de l’École des beaux-arts de Paris (1800-1968), Paris, 2011, INHA,https://agorha.inha.fr/inhaprod/ark:/54721/002154614, consulté le 10 janvier 2021.
[4] Epron devient enseignant au moment où le brevet d’enseignement industriel (BEI) de dessinateur commis d’architecte est crée par l’éducation nationale en 1952. Pour plus d’informations voir l’article de Maxime Decommer, « Les projets de formation diplômante des collaborateurs d’architecte dans années 1960 », HEnsA20 cahier n°6, Strasbourg, 2019.
[5] Association professionnelle paritaire pour la Promotion sociale des Collaborateurs d'Architectes (1966-1987).
Il serait intéressant d’illustrer ici par un dessin d’Epron (de jeunesse si possible)
[6] Entretien avec J.-P. Epron, 7 novembre 2019.
[7] Ève Jouannais, De la SADG à la SFA : histoire d’une société d’architectes. 2e partie, 1940-1992, Paris, SFA, 1992, p. 23.
[8] Nous reprenons ici les mots qu’Epron prête à l’architecte Jean Maneval.
[9] Même si dans les usages on parle d’une école régionale d’architecture à Nancy, il s’agit bien d’un atelier extérieur. Sur fond de querelle entre les architectes de l’Est, aucun décret ne viendra crée une école régionale. L’atelier de Nancy restera lié à l’école des Beaux-arts jusqu’à la création de l’UPA en 1968.
[10] A noter aussi qu’Epron qui devait d’abord s’occuper d’un atelier se retrouve finalement à la tête d’une école.
[11] Epron organise deux équipes en charge de projets. La première est constituée par l’équipe enseignante de Folliasson qu’il maintient et notamment Jean-Marie Collin. Le deuxième est constitué par Ph. Boudon, A. Sarfati. Une troisième naitra plus tard avec le dispositif de professeur invité qu’il invente en faisant venir comme premier candidat Paul Chemetov.
[12] Jean-Pierre Epron, Enseigner l’architecture – l’architecture en projet, CERA-CORDA, 1976.
[13] Joseph Abram, Enseignement/Profession/Recherche, op. cit.
[14] Au sein de cet organisme crée le 1er janvier 1977, Epron travail notamment sur les archives de Viollet-le-Duc avec un jeune diplômé d’histoire de l’art qui deviendra plus tard ministre de la Culture : Jean-Jacques Aillagon.
[15] Jean-Pierre Epron (dir.), Architecture, une anthologie, 3 t., Liège, Mardaga, 1992-1993.
[16] Lorenzo Diez, « Administration de l’architecture et contrôle architectural : le séminaire de Jean-Pierre Epron à l’École de Chaillot, 1987-2001 », HEnsA20 cahier n°9, Strasbourg, 2021.
[17] Jean-Pierre Epron, Comprendre l’éclectisme, Paris, Norma, 1997. Ouvrage issu de la recherche « Éclectisme et profession », 1987, menée pour le Corda.
[18] Notons que Epron utilise le terme institution pour désigner l’action et non la chose.