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EPRON CHERCHEUR ET PEDAGOGUE : SOURCES ET RESSOURCES POUR LE TERRITOIRE DES ECOLES D’ARCHITECTURE
Résumé.
Après mai 68, l’enseignement de l’architecture en France est une page blanche offerte à 19 jeunes institutions installées sur les territoires et libérées du centralisme de l’école des beaux-arts de Paris. Durant la décennie fondatrice des années 70, un architecte et pédagogue, Jean-Pierre Epron, tient un rôle important. D’abord en tant que chercheur lorsque, dans ce mouvement collectif de reforme, il rend explicite les mécanismes du modèle historique de formation des architectes hérité de l’Académie. Ensuite en tant que directeur pédagogique de l’Unité pédagogique d’architecture de Nancy, élu des étudiants, où il institue une réforme en actes entre répétition et innovation. Enfin, au sein de ce cursus expérimental, où l’enseignant prend en charge plusieurs cours et séminaires, pour certains innovants. Si Epron est impliqué à l’échelle nationale dans les réformes des années 70 et 80, il est utile d’étudier comment son oeuvre pourrait être une ressource dans le nouveau cadre normatif des écoles d’architecture.
1 – La page blanche de l’enseignement de l’architecture en France dans les années 70 : Epron chercheur œuvre à l’explicitation du modèle historique de la pédagogie de projet
En décembre 68, un décret portant organisation provisoire des études d’architecture1 signé du ministre d’État chargé des affaires culturelles, André Malraux, supprime la section architecture de l’école nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. En remplacement, il crée 19 Unités pédagogiques d’architecture autonomes (UPA) dont 14 sont implantées en région2. Ce que le milieu appelle « l’éclatement de l’école » intervient avec une réelle volonté décentralisatrice3 mais sans projet institutionnel et pédagogique national. En effet, les évènements de mai 68 n’ont pas permis à la reforme lancée quelques années auparavant, d’aboutir. Avant d’aborder la situation des écoles d’architecture après 68 et plus particulièrement celle de Nancy, ici au travers de l’action de Jean-Pierre Epron, son directeur pédagogique, il est utile de présenter le modèle de l’enseignement de l’architecture tel qu’il s’est institué et perfectionné dans l’histoire, et qui se trouve être un des principaux axes de recherche du pédagogue.
En France, l’institution de l’enseignement de l’architecture en tant qu’école apparaît à la fin du XVIIe siècle avec la création par Louis XIV del’Académie royale d’architecture (Epron, 1984). Cette institution intervient notamment dans un contexte de production de nombreux traités qui visent à théoriser l’architecture et rendre compte de la bonne manière de pratiquer cet art. François Blondel (1618-1686), premier professeur de l’Académie, indique en introduction de son cours d’architecture : « C’est aussi dans cette Académie où sa Majesté a voulu que les règles les plus justes et les plus correctes de l’architecture fussent publiquement enseignées deux jours par semaine, afin qu’il s’y put former un séminaire, pour ainsi dire de jeunes architectes » (Blondel, 1675). Quittant ainsi le seul domaine de compagnonnage qui était jusqu’alors sa tradition de formation, l’enseignement de l’architecture devient académique. Et Blondel de poursuivre : « Et, pour leur donner plus de courage et de passion pour cet Art, Elle [sa Majesté] aordonné qu’il soit de temps en temps proposé des prix pour ceux qui réussiront le mieux, dont elle choisira un bon nombre, qu’Elle enverra ensuite à ses dépens à Rome ».
A la fin du XVIIIe siècle, un autre Blondel, Jacques-Francois (1705-1774), met en place, sur ces bases, ce que l’on peut considérer comme l’enseignement moderne de l’architecture. Enseignement qui sera développé puis perfectionné à l’école des beaux-arts au XIXe siècle jusqu’à devenir une institution pédagogique. Celui-ci repose sur l’alliance de deux traditions de formation : l’enseignement académique et celui du compagnonnage. Ainsi l’école des beaux-arts, héritière de l’école de l’Académie, dispense les cours théoriques : dessin, construction, histoire. Tandis qu’autour d’elle, des ateliers installés « en ville » prennent en charge l’apprentissage pratique de l’architecture. Ces derniers sont tenus par des « patrons » architectes dont une particularité pédagogique réside dans le fait qu’ils sont élus par les étudiants4. Une partie de ces ateliers sont installés en province comme celui de Nancy. Ecole et ateliers sont liés par la procédure pédagogique du concours d’émulation qui articule ainsi tradition académique et compagnonnage.
Le concours d’émulation est un dispositif pédagogique précis et réglé dans l’espace et le temps qu’il est utile de décrire. Plusieurs fois par an, le professeur de théorie de l’école donne le programme d’un concours d’architecture. L’élève, à l’école, « dans le secret, dans le silence et individuellement » (Epron, 1976 : 75) produit une esquisse « d’un seul jet » (Durand, 1825)5 ; cette esquisse architecturale est ensuite développée en projet d’architecture détaillé par l’élève au sein de l’atelier avec l’aide du « patron ». Les projets finalisés sont apportés par les étudiants à l’école6 ; ils sont anonymisés puis exposés côte à côte sous la verrière de la grande salle Melpomène. Le jury, constitué des professeurs de l’école et des patrons d’ateliers s’y réunit à huis clos afin de débattre, de s’accorder et de délivrer les prix et les mentions. La récompense suprême étant le Grand prix de Rome. Les élèves de province participaient à ces mêmes concours d’émulation et envoyaient leurs projets à Paris afin qu’ils y soient jugés.
Durant tout le XIXe siècle, l’école, avec son système pédagogique, bénéficiera d’une importante renommée internationale. Elle fera de l’éclectisme architectural plus qu’un style, une aptitude au débat et une réponse efficace aux attentes de la société (Epron, 1997). Elle déclinera peu à peu après les deux guerres ne sachant pas s’adapter au nouveau contexte d’industrialisation de la construction et à l’émergence du Mouvement moderne en architecture.
Ainsi au début des années 60, le modèle de l’école des beaux-arts est jugé tellement obsolète dans ses contenus comme dans sa pédagogie que lesecrétariat aux beaux-arts amorce le chantier d’une réforme nationale ambitieuse. L’objectif principal est d’« ouvrir l’architecture à d’autres disciplines » (Lengereau, 2001 : 92-105). Ce processus sera stoppé par les évènements de mai 68. L’un des principaux foyers de contestations proviendra justement de la section architecture de l’école des beaux-arts qui constitue pourtant « une infime fraction du monde étudiant » (Lengereau, 2001 : 139).
C’est ainsi qu’à la rentrée universitaire de septembre 68, s’ouvre, en remplacement de l’atelier extérieur d’architecture de Nancy7, une des 19 Unités pédagogiques d’architecture (UPA) créée dans l’urgence en France. Son premier directeur est Claude Chambon (1932-2010), futur directeur de l’école des Mines de Nancy. Jean-Pierre Epron y est nommé enseignant et directeur pédagogique. Le parcours et les circonstances de l’arrivée de cet architecte parisien sont utiles à présenter car elles déterminent une partie des conditions favorables à l’émergence d’un projet pédagogique instituant.
Jean-Pierre Epron (1929-) est à l’époque un architecte constructeur. Il est diplômé de l’école des beaux-arts de Paris depuis dix ans et à la tête d’une agence d’architecture qui construit essentiellement des logements. Dès le début de ses études il pratique aussi l’enseignement en donnant des cours de dessins à des commis d’architecte dans l’école créée à cet effet par la Société des architectes diplômés par le gouvernement8 (Diez, 2021a). Il se familiarise avec les activités de cette association qui s’occupe de la promotion et la défense de la profession. Entre 1966 et 1968, il en devient vice-président, chargé de la réformer. Il y développe un programme d’action ambitieux en direction de la profession, de l’enseignement et de la culture architecturale (Jouannais, 1992 : 23-27). Dans la continuité, il décide de créer, avec deux autres architectes qu’il fera venir par la suite à Nancy, la revue AMC (architecture, mouvement, continuité)9. Une action qui l’installe déjà dans un rôle d’organisateur d’institution.
A la fin de l’année 1967, Epron est donc un réformateur en vue lorsqu’un groupe d’élèves de l’atelier libre de Nancy vient le rencontrer à Paris. Ils souhaitent l’inviter à candidater afin de devenir leur nouveau patron10. Epron soutient sa candidature devant les élèves à Nancy en février 1968. Ils le choisissent. Elu par les élèves dans la tradition des ateliers des beaux-arts11, il sera nommé quelques mois plus tard par le ministère après mai 68 dans le système naissant des UPA. Les anciennes normes s’effondrent au profit des nouvelles, Epron représente les deux. Une double légitimité, probablement unique dans les UPA en France.
2 - La création et la structuration de l’Unité pédagogique d’architecture de Nancy entre 1968 et 1981 : Epron, enseignant et directeur pédagogique élu des étudiants, institue une réforme en actes entre répétition et innovation
Dans la conjoncture singulière de la rentrée universitaire qui succède à mai 68, Epron et Chambon sont donc à la tête d’une institution qu’il s’agit d’inventer mais aussi d’un cursus qu’il faut réformer. Il ne s’agit plus d’un atelier libre de province dépendant de l’école des beaux-arts de Paris mais d’une institution autonome à inventer. En effet, comme évoqué précédemment, la création des UPA en 1968 n’est pas le résultat d’une réforme nationale avec son cadre institutionnel et ses contenus explicites donnés comme un préalable. Ce n’est pas non plus une expérimentation sur un site pilote qui par la suite pourrait être évaluée et dupliquée à l’échelle nationale. La rentrée de 68 est une page blanche12 offerte pour 19 germes d’écoles et 3500 étudiants13. Il est fort probable que cette situation soit unique en France dans le domaine de l’enseignement supérieur.
Fort de sa triple expérience d’architecte constructeur, d’enseignant et d’acteur des institutions, mais aussi de sa double légitimité d’élu et de nommé, Jean-Pierre Epron dispose de compétences et des conditions pour prendre en main la création de l’UPA de Nancy. Avec la complicité de Chambon et des directeurs qui lui succèderont, il va créer à Nancy un cadre institutionnel ouvert qui tranche par sa cohérence et dont l’ambition sera, comme il le dit, de former, conjointement, des praticiens, des chercheurs et des enseignants.
L’architecte et historien Joseph Abram (1951-), un des premiers étudiants de Epron, témoin de ce projet d’école naissant, met en avant « sa géographie planaire, son allure de plateau ouvert à l’expérimentation pédagogique et à la recherche. Rien n’est plus difficile », dit-il, « dans un mouvement collectif, comme l’a été celui de la mise en place des Unités Pédagogiques d’Architecture, que d’inventer un cadre, une structure abstraite, au sens de Roland Barthes, et d’intégrer, au sein de cette structure, d’autres structures, en les laissant se déployer librement. Car l’un des traits distinctifs de la démarche de Jean-Pierre Epron est son libéralisme, au sens noble du terme, celui de Julien Guadet, qui disait de l’École des Beaux-Arts qu’elle était « la plus libérale du monde ». Mais un libéralisme s’exerçant dans un contexte différent, celui d’une intellectualisation généralisée des études d’architecture. » (Abram, 2019).
Avant de s’attarder sur quelques dispositifs et situations remarquables mis en place par Epron lors de cette décennie inaugurale, il est utile de présenterles principales caractéristiques de l’UPA de Nancy. A partir du début des années 70, l’école compte environ 200 étudiants répartis en 6 promotions (3 cycles d’étude de 2 années chacun14). C’est somme toute une petite école. Son équipe enseignante est assez variée : historiens, mathématiciens, sociologues, ingénieurs, philosophes, plasticiens et évidemment un certain nombre d’architectes. A la tête de cette équipe, Epron bénéficie du soutien d’une communauté d’étudiants qui, l’ayant choisi, adhère a priori à ses ambitions. Il en résulte une institution de dimension humaine qui favorise la proximité, les échanges quotidiens : un territoire humain et symbolique qui favorise l’appartenance.
Ce territoire est conforté par la configuration même des nouveaux locaux de l’UPA imaginés par l’architecte Folliasson avec l’ingénieur Jean Prouvé et inaugurés le 25 mai 1970. Installée à proximité de la faculté de sciences de Nancy, dans le parc de Remicourt à Villers-lès-Nancy, son architecture se présente comme un vaste espace couvert par une toiture plate autoportante permettant de limiter les appuis intérieurs. Ainsi le cloisonnement intérieur est libre, évolutif et s’adapte aux besoins pédagogiques au fil des saisons. Voulue pour un usage multifonctionnel, l’architecture de l’écolefavorise les rencontres et les échanges entre les différentes promotions et en dehors de toute hiérarchie. Ici, le territoire physique sert le territoire symbolique.
Dans ce contexte, l’action instituante de Epron à Nancy intervient tantôt au travers de sa position de directeur pédagogique, tantôt en tant qu’enseignant15. Il est utile de présenter ces deux aspects de son action et de montrer leur articulation.
Epron « directeur pédagogique » agit tout d’abord sur l’organisation générale du cursus et plus particulièrement sur la structuration de l’enseignement de l’architecture comme pratique. C’est le coeur du cursus, complété par quatre autres champs disciplinaires : représentation (dessin), construction, sciences humaines (histoire, sociologie) et sciences exactes (mathématiques et physique)16.
Ainsi dans le premier cycle (1ere et 2eme années du cursus), Epron indique qu’il structure l’enseignement d’initiation à l’architecture autour de trois grands cours : « Échelles », « Références », « Structures ». On peut constater que ces titres de cours originaux et « conceptuels » ne renvoient pas à des champs disciplinaires existants. Il est probable qu’ils opèrent un « brouillage » des repères, tant pour l’enseignant que l’apprenant, forçant à la recomposition des contenus d’enseignement et participant ainsi à la fondation d’un nouveau territoire culturel.
Dans le deuxième cycle (3e et 4e années du cursus), la formation à l’architecture des étudiants se poursuit par la pratique de ce que le pédagogue appelle le « projet d’école »17, activité pédagogique où l’on reproduit la procédure du « projet d’architecte » en situation professionnelle. Comme l’indique les programmes d’enseignement à partir de 1975 « l’activité de projet est l’occasion pour les étudiants d’être confrontés personnellement avec la démarche architecturale […]. Cette expérience impose un commentaire que prononce l’enseignant de projet en référence à sa propre expérience. »18. Comme Epron le dit « j’ai ré-introduit la pratique du projet d’école, sous une organisation permettant d’en tirer des leçons » (Epron, 2018). Il institue ainsi plusieurs groupes d’enseignants en parallèle : un premier groupe, constitué par les professeurs recrutés par l’ancien « patron » et qu’il tient à garder ; un deuxième groupe, constitué par les nouveaux et jeunes enseignants qu’il fait venir de Paris19 et enfin un troisième groupe,constitué par des professeurs invités, recrutés pour un semestre ou une année parmi des architectes constructeurs en vue. Epron ajoute « chaque professeur était chargé de former un groupe de projet pour le semestre. Celui-ci proposait un sujet dont il rédigeait le programme. Les étudiants choisissaient leur groupe. Nous avons expérimenté de multiples scénarios dans le cadre de cette pratique, y compris sur les modalités des jurys » (Epron, 2018). Le programme d’enseignement 1973–74 et les suivants indiquent « les étudiants doivent au cours du 2e cycle faire 4 projets avec 4 professeurs différents. »20. Puis les programmes poursuivent : « A la fin de chaque semestre une exposition générale des travaux exécutés dans chaque groupe est organisée. Cette exposition permet de rendre compte des différentes approches, des méthodes pédagogiques et de présenter les travaux.21 ». Ce faisant, Epron reproduit le modèle pédagogique d’émulation entre ateliers issu du système des beaux-arts présenté plus haut. Toutefois, contrairement au modèle des beaux-arts, il abrite les ateliers et l’école dans les mêmes locaux au sein d’une institution unique et force les étudiants à pratiquer plusieurs « patrons ». Il garde ainsi les normes de l’école des beaux-arts mais les utilise avec une distance critique, comme un dispositif pédagogique pour produire de nouveaux usages et de nouvelles connaissances.
Dans le 3e cycle (5e et 6e années du cursus), Epron adosse l’enseignement à quatre départements de spécialisation qui sont crées à la rentrée 197322. Ils sont institués en référence à des champs de pratiques professionnelles auxquels ouvrent la formation : « Aménagement », « Recherche », « Pratique professionnelle » et « Construction »23. Chacun de ces départements est placé sous la direction d’un professeur architecte jusqu’à leur suppression à la rentrée 197924. Lui-même étant directeur du département « Pratique professionnelle ». Parallèlement, le cycle repose sur un « approfondissement des connaissances qui est envisagé dans le cadre de problématiques de recherche, renvoyant à la problématique théorique générale de l’école »25. Ce second axe pédagogique bénéficie directement d’une autre action significative du directeur pédagogique : l’institution, dès 1969, d’un territoire de recherche au sein de l’UPA avec la création du Centre d’études méthodologiques pour l’aménagement (CEMPA).
Prenant le statut d’association loi 190126, le CEMPA est l’un des premiers centres de recherche en architecture en France, préfigurant les laboratoires de recherche qui émergeront dans les UPA au cours de la décennie suivante. Epron y développera une intense activité de chercheur mais aussi de directeur de recherche, mobilisant toute une génération d’étudiants sur des programmes couvrant un spectre très large, allant de la conception architecturale et des savoirs constructifs, à la production du bâtiment, à l’urbanisme et à l’aménagement. Le CEMPA deviendra rapidement un foyer théorique actif reconnu au plan national.
Au sein de cette structure-institution mise en place en tant que directeur pédagogique, Epron « enseignant » intervient à des endroits particuliers qu’il choisit pour permettre de « tirer des leçons » comme il le dit. Dans le premier cycle, il prend en charge, à la création de l’UPA et durant deux ou trois années, le cours « Structure »27, dans lequel il indique avoir joué sur la polysémie du terme : structure d’un édifice mais aussi structure sociale et institutionnelle. A partir de la rentrée 1978, il imagine un nouvel enseignement sous le titre « projet d’école – projet d’architecte »28. Cet enseignement est issu de sa recherche « Enseigner l’architecture – l’architecture en projet » (Epron, 1976). Il développe l’hypothèse suivant laquelle la pédagogie de l'architecture n’est pas une simple pratique d’enseignement permettant d'initier les étudiants à un art, une technique ou encore une profession. Ilmontre comment depuis toujours la formation est un lieu de tension où l'architecture est définie en fonction de stratégies professionnelles plus que par des savoirs qui constituent le contenu de la formation. Epron fait l'analyse des formes pédagogiques à l’oeuvre et montre qu'elles appartiennent à undispositif, le couple théorie-projet, directement utile aux architectes. Il esquisse pourquoi et comment cette tradition pédagogique, maintenant démasquée, peut se poursuivre sous une forme consciente, réflexive et critique.
Dans le second cycle, au moment où il introduit le « projet d’école » dans le cursus, Epron va surtout concentrer son action sur la recherche et le choixdes professeurs invités29 qui, comme évoqué précédemment viennent compléter les groupes d’enseignants. Ils vont lui permettre, dans la sélection qu’il opère, d’introduire régulièrement de nouveaux discours (commentaires) dans l’institution naissante. C’est une façon indirecte de faire entendre son propos d’enseignant. Il prendra probablement en charge, au moment de l’exposition des « projets d’école » à la fin de semestre, une sorte de commentaire sur les commentaires.
Enfin en troisième cycle (5e et 6e années du cursus), Epron met au point un dispositif pédagogique probablement resté inédit dans les UPA : le séminaire esquisses (Diez, 2021b). Il s’agit de réaliser, plusieurs fois dans l’année et sur un temps court, une esquisse architecturale à partir d’un programme imposé. Les esquisses sont ensuite exposées en classe et jugées, devant les étudiants tenus au silence, par un jury de circonstance que compose Epron notamment avec des personnes extérieures. L’objectif pédagogique n’est évidemment pas l’esquisse en soi mais bien la mise en scène (en jeu) du jury et de la construction par celui-ci du jugement dans le huis clos de la classe. La séance du jury est ensuite analysée et commentée parEpron avec les étudiants. Si le dispositif reproduit dans ses grandes lignes le protocole pédagogique de l’école des Beaux-arts, Epron permet aux étudiants d’accéder au huis clos du jury (autrefois réservé aux enseignants) afin qu’ils observent et comprennent comment les esquisses architecturales sont jugées et évaluées selon des circonstances et des jeux d’acteurs dans lesquels se jouent aussi des postures doctrinales. Comme le dit Epron « on propose dans cette activité [...] de jouer la procédure académique en connaissance de cause. »30.
3 - Un capital d’expérimentation et de recherche mobilisé pour les réformes de l’enseignement de l’architecture : Epron, une ressource mobilisable dans le nouveau cadre normatif des écoles d’architecture ?
Ce premier retour sur l’action instituante de Jean-Pierre Epron durant la décennie fondatrice de l’UPA de Nancy permet de mieux saisir où et comment l’architecte et pédagogue s’est impliqué. Resteraient maintenant à étudier les résultats obtenus notamment en étudiant la carriere des premiers diplômés de l’école. Quatre décennies plus tard, il est tentant de dire que la philosophie du projet pédagogique de Epron réside dans cette expression : « en connaissance de cause ». Héritant d’une institution pédagogique dont il connaît parfaitement les mécanismes, Epron décide délibérément de la prolonger mais en installant une distance critique dans laquelle il implique l’apprenant. Le pédagogue va mettre les membres de l’institution au travail entre répétition et innovation. Il crée les conditions du changement pour faire évoluer les acteurs.
Fort de cette expérience concrète d’institution d’une école, Epron sera rapidement identifié comme une personne ressource au plan national pour la reconstruction de l’enseignement de l’architecture durant les décennies 70 et 80. Il sera ainsi investi dans la plupart des commissions de reformes qui ne manqueront pas d’égrener la vie des UPA et la mise au point d’un socle commun d’enseignement. A partir de 1974, il est représentant des enseignants au Conseil supérieur de l’enseignement de l’architecture (CSEA). En 1976, il est membre du petit groupe de travail présidé par le Conseiller d’État, Jacques Narbonne pour établir son rapport sur l’enseignement de l’architecture. En 1979, il est impliqué dans les travaux de la Mission Tricot (Lengereau, 2001 : 379) instituée dans le cadre du nouveau ministère du Cadre de vie de Michel d’Ornano. Il est membre d’un groupe de travail présidé par Joseph Belmont, alors directeur de l’architecture, consacré à la formation des architectes. Enfin il participe à la concertation de 1982 et, alors qu’il est à l’IFA depuis trois ans, il organise en février 1983 pour l’UPA de Nancy, une journée de visite du nouveau directeur de l’architecture, Jean-Pierre Duport.
Aujourd’hui, les écoles nationales supérieures d’architecture (ENSA) ont franchi un nouveau pas : le doctorat en architecture a été crée en 2005. L’architecture, en tant que discipline, figure désormais dans la section 18 du CNU31. Plus récemment encore, en 2018, le statut d’enseignant-chercheur des ENSA a été crée32. Autant de nouvelles normes que le milieu doit s’approprier et mettre en œuvre. Le travail doctoral en cours est ainsi une manière de contribuer à ce champ nouveau qu’est l’étude de la professionnalisation de l’enseignement de l’architecture. Et comme l’a fait Epron, d’étudier le projet d’une didactisation de l’architecture dans ce nouveau contexte émergeant. La relecture contextualisée de l’oeuvre d’Epron, au travers de ses actions et de ses textes, produite dans les ruptures de 68, peut être utilement confrontée à ce nouveau contexte normatif. Par la suite son œuvre pourrait être éprouvée à l’occasion d’un focus group, constitué d’experts et non-experts. Elle pourrait être utilisée ainsi comme sources et ressources pour continuer d’interroger le territoire qu’est la didactisation de l’architecture et plus largement le projet d’étude des écoles d’architecture.
(Décembre 2021)
Références et bibliographie
Abram, J. (2019). Enseignement/Profession/Recherche – Retour sur le projet pédagogique de Jean-Pierre Epron ou le noble engagement du métier d’architecte.Conférence donnée le 7 novembre 2019 à l’Académie d’architecture, Paris.
Blondel, F. (1675). Cours d’architecture enseigné dans l’académie royale d’architecture. Lambert Roulland.
Diez, L. (2021a). Le premier et le dernier élève de Jean-Pierre Epron, premiers repères pour une biographie. In Mélanges offerts à un architecte. Nouvelles éditions Place [à paraître].
Diez, L. (2021b). Le séminaire esquisses de Jean-Pierre Epron à l’UPA de Nancy : histoire d’un dispositif pédagogique et premiers éléments pour une mise en perspective à l’usage de l’enseignement de/du projet d’architecture. 6e Rencontres doctorales nationales en architecture et paysage. Ecole nationale supérieure d’architecture Paris Val-de-Seine.
Durand, J. N. L. (1825). Précis des leçons d’architecture données à l’école royale polytechnique. Ecole royale polytechnique.
Epron, J.-P. (1976). Enseigner l’architecture – l’architecture en projet. CERA-CORDA.
Epron, J.-P. (1984). L’école de l’académie ou l’institution du goût en architecture (1671-1793). CEMPA-DGRST.
Epron, J.-P. (1997). Comprendre l’éclectisme. Paris : Norma.
Epron, J.-P. (2018). Trois questions à Jean-Pierre Epron (propos recueillis par Joseph Abram et Lorenzo Diez), Connaissance des arts, 805 (hors-série).
Jouannais, E. (1992). De la SADG à la SFA : histoire d’une société d’architectes. 2e partie, 1940-1992. SFA.
Lengereau, E. (2001). L’État et l’architecture, 1958-1981 une politique publique ? Picard.
Ministère des affaires culturelles, Décret n° 68-1097 du 6 décembre 1968 portant organisation provisoire des études d’architecture.
Ministère des affaires culturelles, Décret n° 71-803 du 27 septembre 1971 fixant le régime des études conduisant au diplôme d’architecte diplômé par le Gouvernement.
Ministère des affaires culturelles, Décret n°78-266 du 8 mars 1978 fixant le régime administratif et financier des UPA.
Ministère de la Culture, Décret n° 2018-105 du 15 février 2018 portant statut particulier du corps des professeurs et du corps des maîtres de conférences des écoles nationales supérieures d'architecture
Programme d’enseignement 73-74 de l’Unité pédagogique de Nancy, 1973 (document dactylographié, non paginé).
Programme d’enseignement 75-76 de l’Unité pédagogique de Nancy, 1975 (document dactylographié).
Programme d’enseignement 78-79 de l’Unité pédagogique de Nancy, 1978 (document dactylographié, non paginé).
Programme d’enseignement 79-80 de l’Unité pédagogique de Nancy, 1979 (document dactylographié, non paginé).
Programme d’enseignement 80-81 de l’Unité pédagogique de Nancy, 1980 (document dactylographié, non paginé).
Notes
1. Décret 68-1097 du 6 décembre 1968 portant organisation provisoire des études d’architecture, Ministère d’État chargé des affaires culturelles.
2. L’article 1er du décret 68-1097 indique : « A titre provisoire, l’enseignement de l’architecture est délivré dans des unités autonomes sur le plan pédagogique [...] ». Les 14 UPA en région sont constituées à partir des 13 écoles régionales d’architecture préexistantes et d’une création (Lille, Rouen, Rennes, Nantes, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Marseille, Grenoble, Lyon, Saint-Etienne, Clermont-Ferrand, Nancy, Strasbourg). La section architecture de l’école des Beaux-arts de Paris est remplacée par 5 UPA implantée dans Paris et sa première couronne.
3. Le rapport préliminaire au décret 68-1097 commence par cette phrase : « l’organisation traditionnelle de l’enseignement de l’architecture se définit par son extrême centralisation [...] ».
4. Ces ateliers sont dit « libres » ou « extérieurs » par opposition aux trois ateliers « officiels » qui seront institués en complément à partir de la réforme de 1863 et attribués à des enseignants nommés par l’administration.
5. Georges Gromort (1870-1961), autre professeur de théorie, dira « Tout l’art consiste à concevoir du premier coup ».
6. L’expression « être charrette » vient de cette étape du processus pédagogique où les étudiants apportaient à l’école des beaux-arts, sur des charrettes, leurs projets finalisés dessinés dans les ateliers en ville sur des papier de grand format.
7. Le statut de l’atelier d’architecture de Nancy est difficile à préciser. S’il était juridiquement intégré à l’école nationale des beaux-arts et des arts appliqués de Nancy, il était cependant considéré comme une école régionale à part entière.
8. La SADG est une association des anciens élèves architectes de l’école des beaux-arts de Paris.
9. Avec Philippe Boudon et Alain Sarfati, Epron transforme le bulletin d’information de la SADG en une véritable revue internationale qui existe toujours.
10. Les étudiants sont à la recherche d’un nouveau « patron » car l’architecte Michel Folliasson (1925-2011) a fait savoir qu’il quittait l’atelier de Nancy dont il était le chef depuis 1957.
11. Une précision révélée à l’auteur lors de ses entretiens avec Epron et à laquelle celui-ci est très attaché.
12. Une page blanche qui sera d’ailleurs sévèrement critiquée par le réquisitoire du rapport Narbonne quelques années plus tard, en 1976 (Lengereau, 2001 : 273). Epron sera membre du groupe de travail qui accompagne Jacques Narbonne dans sa réflexion.
13. Le rapport préliminaire au décret 68-1097 indique 3000 étudiants à Paris et 1500 dans les treize écoles régionales.
14. Décret n° 71-803 du 27 septembre 1971 fixant le régime des études conduisant au diplôme d’architecte diplômé par le Gouvernement, Ministère des affaires culturelles.
15. A partir de 1979, Epron sera élu premier président du Conseil d’administration de l’UPA de Nancy en application de la réforme de 1978 instituant au sein des UPA un Conseil d’administration et une Commission de la pédagogie et de la recherche.
16. Programme d’enseignement 1975-76 de l’UPA de Nancy, p. 5.
17. L’activité pédagogique porte le nom de « Projet » dans les programmes puis de « Projet d’école » à partir de 1981-82. Le texte de présentation reste cependant le même.
18. Op. Cit, note 16, p. 29 « Projet ».
19. Il s’agit principalement de Philippe Boudon et Alain Sarfati avec lesquels il a fondé quelques année auparavant la revue AMC.
20. A partir de l’année 1975-76, la formulation dans les programmes évolue légèrement : « le programme du 2e cycle comporte l’exécution de 4 projets. Les étudiants doivent réaliser leurs quatre projets avec quatre professeurs différents. »
21. Op. Cit, note 16, page 29 « modalité d’évaluation ».
22. Le programme d’enseignement 1973-74 indique en effet que pour le 3e cycle « 4 départements sont crées ».
23. Le nom de ces départements va légèrement varier suivant les années. Les deux qui conserveront un intitulé stable sont le département aménagement et pratique professionnelle. En 1973, les quatre départements sont : « Aménagement », « Recherche architecturale », « Pratique professionnelle » et « méthodologie ». En 1975 : « Aménagement », « Architecturologie », « Pratique professionnelle » et « Construction ». A partir de 1977 : « Aménagement », « Recherche », « Pratique professionnelle » et « Construction ».
24. La suppression des départements de spécialisation est probablement une conséquence de la réforme de 1978 qui notamment opère un recentrage national de la formation sur le métier d’architecte.
25. Op. Cit, note 16, page 43.
26. Le CEMPA est cité dans les programmes d’enseignement jusqu’en 1981-82. Il est présidé par Jean-Pierre Epron qui vraisemblablement puise pour cette création dans son expérience préalable à la SADG où il a crée notamment l’APREX (Association professionnelle d’exercice).
27. Le cours « Structure » sera pris en charge à partir de 1973 par Jean-Claude Vigato, jeune diplômé de l’UPA de Nancy (selon le plus ancien programme retrouvé à cette étape de la recherche, celui de 1973-74).
28. Programme d’enseignement 1978-79.
29. Les programmes d’enseignements indiquent les noms des architectes Paul Chemetov et Antoine Stinco.
30. Programme d’enseignement 1979-80, présentation du séminaire esquisses.
31. La section 18 du CNU indique plus précisément « Architecture, ses théories et ses pratiques », une mention qui n’est pas anodine.
32. Décret n° 2018-105 du 15 février 2018 portant statut particulier du corps des professeurs et du corps des maîtres de conférences des écoles nationales supérieures d'architecture.