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LE SEMINAIRE ESQUISSES DE JEAN-PIERRE EPRON A L'UPA DE NANCY (1974-1982)
HISTOIRE D'UN DISPOSITIF PEDAGOGIQUE ET PREMIERS ELEMENTS POUR UNE MISE EN PERSPECTIVE A L'USAGE DE L'ENSEIGNEMENT DE/DU PROJET D'ARCHITECTURE

Jean-Pierre Epron, architecte, chercheur, enseignant de projet et directeur pédagogique fondateur de l’UPA de Nancy

 

Jean-Pierre Epron (1929-) est une des figures majeures du renouvellement de l’enseignement de l’architecture dans la seconde moitié du XXe siècle en France. Tour à tour architecte-constructeur, élu de la profession puis enseignant et chercheur, il a mené des recherches pionnières sur l’enseignement de/du projet, la profession et les institutions de l’architecture.

Début 1968, après avoir été élu par les étudiants de Nancy1, Epron fonde l’Unité pédagogique d’architecture (UPA) avec Claude Chambon2, son directeur administratif. Dès l’origine, Epron assure à Nancy la double fonction de directeur pédagogique et d’enseignant au sein de cette institution naissante. En tant que directeur pédagogique il organise un cursus3 avec l’aide notamment de son équipe de la revue AMC4 qu’il fait rapidement venir à Nancy. Fort de ses expériences notamment d’architecte et de sa hauteur de vue sur la profession, les institutions et l’enseignement, il installe à Nancy un cadre ouvert et libéral qui autorise durant plus de dix années le déploiement d’un projet pédagogique et institutionnel dont le principal défi est de mêler enseignement, profession et recherche en architecture dans un contexte « d’intellectualisation généralisée des études d’architecture » (Abram, 2019). En tant qu’enseignant, les programmes d’enseignement des années 70 de l’UPA5 indiquent qu’il intervient dans chacun des trois cycles que compte alors le cursus6, dans le champs disciplinaire de l’architecture, dans celui de la construction et dans le cursus du département « pratique professionnelle » de 3eme cycle qu’il dirige7. Ainsi, en 1er cycle il donne un cours qu’il intitule « projet d’école – projet d’architecte » ; en 2eme cycle il assure un cours nommé « processus construction » (à partir de 197X) et enfin en 3eme cycle, il propose le séminaire « esquisses ». Parmi ses enseignements, le séminaire « esquisses » a marqué les esprits. C’est aussi celui dont Epron lui-même est le plus satisfait rétrospectivement et qui fondera sa thématique de recherche privilégiée : le jugement en architecture. En moins de dix éditions, le séminaire esquisses va devenir une institution dans l’école, laissant des souvenirs plus ou moins précis dans l’esprit des étudiants et des enseignants mais toujours vivaces quasiment 50 ans plus tard.

Rendre compte du séminaire esquisses, de ses objectifs, de son organisation et de ses résultats, qui plus est dans la perspective d’en faire une ressource mobilisable pour l’enseignement de projet dans les études d’architecture aujourd’hui, n’est pas aisé. Dans les années 70, le décret 68-1097 du 6 décembre 1968 place les études d’architectures dans un régime juridique transitoire qui installe un climat d’expérimentation parfois peu formalisé. Ainsi les sources écrites sont limitées aux sources primaires que constituent les programmes d’enseignement, encore partielles au stade de la recherche (liste des programmes) et parfois peu détaillées. Les témoignages recueillis auprès des participants sont plus ou moins précis. Quoiqu’il en soit, sur ces bases, cette communication propose d’analyser dans un premier temps le rôle du séminaire esquisses dans le cursus de l’UPA de Nancy. Ensuite elle tentera de reconstituer et d’étudier sonorganisation et ses objectifs pédagogiques. Enfin elle présentera son lien avec les axes de recherches de Jean-Pierre Epron et quelqueséléments de sa postérité.

Le séminaire esquisses dans l’architecture générale du cursus de l’UPA de Nancy : une activité pédagogique de mise en situation de l’activité de projet inscrite en fin de cursus dans le département pratique professionnelle

Les programmes d’enseignement indiquent que le séminaire esquisses est positionné en fin de cursus, en première année du 3eme cycle. Il se déroule sur un semestre à raison de quatre heures hebdomadaires. Sa première édition a lieu en 1974, ce qui correspond à l’année où la première promotion d’étudiants de la nouvelle UPA arrive en 5e année de cursus. Il se tiendra tous les ans jusqu’à ce qu’Epron quitte définitivement l’école pour l’Institut français d’architecture (IFA) peu après 1980. L’étude plus précise des programmes d’enseignement de l’époque permet d’identifier deux périodes dans la vie du séminaire et notamment au regard de sa place dans l’architecture globale du cursus.

Dans un premier temps, de 1974 à 1979, le séminaire est inscrit dans le département « pratique professionnelle » que dirige Epron et qui prépare au métier traditionnel de l’architecte. C’est d’ailleurs ce département qui assure l’enseignement du projet d’architecte dans le tronc commun du 3eme cycle8. Comme les trois autres départements, il propose plusieurs activités pédagogiques9 qui forment une sorte de cursus de spécialisation. Le séminaire esquisses est une des activités du cursus pratique professionnelle, un point de passage obligé10 pour les étudiants qui le suivent. Le texte de présentation qui figure dans les programmes d’enseignement de cette première période est court et au premier abord sans relation évidente avec le récit que donnent les anciens étudiants du séminaire. Il est le seul support explicite à ces six premières éditions. Nous reviendrons sur ce point ultérieurement lors de la présentation des objectifs du séminaire. Dans un second temps, à partir de la rentrée de septembre 197911, le programme d’enseignement présente un 3eme cycle ré-organisé autour de trois pôles d’enseignement intitulés : tronc commun, approfondissement et recherche12. Le séminaire esquisses, s’il reste positionné en première année du 3eme cycle, passe dans le tronc commun « dans lequel est abordé, de différentes manières, le projet d’architecte »13. Deux chapitres constituent ce tronc commun : « projet d’architecte » et « autour du projet ». Le séminaire esquisses figure dans le second chapitre, au choix parmi trois activités pédagogiques14. L’organisation des unités de valeurs à obtenir n’en fait plus un point de passage obligé. Le texte qui présente son contenu et ses objectifs est complètement réécrit ; il est plus long et plus précis que celui de la première période. Cependant il ne sert de support explicite a priori qu’aux trois dernières éditions du séminaire.

Le positionnement du séminaire esquisses à la fin du cursus à Nancy nous donne une première information sur son ambition pédagogique : c’est une activité qui s’adresse à des étudiants déjà bien formés et qui maîtrisent notamment le projet d’architecture. Il ne vise donc pas à apprendre à faire le projet, mais plutôt à en perfectionner sa pratique. Ensuite, son inscription dès l’origine dans le département de spécialisation « pratique professionnelle » indique que sa visée est professionnalisante. Le programme d’enseignement 1975-76 indique d’ailleurs que l’objectif de la spécialisation assurée par les départements est « d’acquérir les informations concrètes concernant les pratiques professionnelles. […] C’est par référence aux pratiques professionnelles que sont établies les relations entre les différentes disciplines. »15. Les deux autres enseignements de ce département dirigé par Epron s’intitulent « les dossiers de l’architecte » et « les dossiers de l’urbaniste »16. Tel qu’indiqué précédemment, à partir de 1979, le séminaire esquisses est intégré dans le tronc commun du dernier cycle d’étude. Concomitamment à la disparition des départements, le programme d’enseignement fait état d’un recentrage du cursus sur la pratique de l’architecture : le projet d’architecte dans le pôle d’enseignement de tronc commun et la pratique de l’architecte et de l’urbaniste dans celui d’approfondissement de la pratique. Parallèlement, le pôle « travaux de recherche » permet une ouverture large avec une offre importante de séminaires17. La visée professionnalisante de ce nouveau tronc commun est évidente18. Le programme de 1979-80 l’énonce clairement en indiquant que l’enseignement du tronc commun aborde « de différentes manières, le projet d’architecte. Il s’agit d’activité pédagogique dont le but est de familiariser les étudiants au travail de projet dans les conditions réelles de la pratique. De diverses façons on tente de présenter la pratique de projet dans un contexte stratégique. Le problème posé est de permettre aux étudiants d’investir leur expérience du projet d’école à construire des stratégies efficaces et novatrices dans un contexte simulé de compétition […]. Ces pratiques de projet se différencient du projet d’école et sont placées […] dans un contexte réel »19. Le séminaire esquisses, s’il n’apprend pas à faire le projet, intervient « autour du projet ». Même si l’on y produit des projets d’architecture, son objet n’est pas le projet mais bien le contexte du projet. Il vise à répondre à cette ambition de « construire des stratégies efficaces et novatrices dans un contexte simulé de compétition »20.

Essai de reconstitution de l’organisation du séminaire esquisses : un cadre stricte pour une unité de temps, de lieu et d’action

S’il est possible de comprendre la place du séminaire esquisses dans l’architecture générale du cursus de l’UPA de Nancy, il est en revanche plus difficile, sur la base des sources textuelles disponibles, d’en connaître l’organisation avant 1979. La description qu’en donne le programme de 1975-76 se limite à énoncer quelques objectifs pédagogiques en moins de vingt lignes21. Rien n’est dit sur le contenu et la méthode. Seule la dernière phrase donne une indication pour le moins elliptique : « Dans le cadre de ce séminaire on a également recours à la méthode de l’esquisse (projet très rapide en réponse à un programme). »22 Cela est d’autant plus paradoxal que, grâce aux témoignages, il a été possible d’établir que le séminaire esquisses obéit à une organisation précise et significative dans l’espace, le temps et les rôles attribués aux participants. Une organisation qui reste assez stable durant ces quelques dix années d’existence23. En revanche le texte de présentation du programme 1979-80 est quant à lui plus détaillé et concorde en grande partie avec les témoignages. Sur ces bases, à quelques nuances près, il est possible de reconstituer l’organisation suivante du séminaire.

En premier lieu, au début du semestre, Epron constitue le groupe d’enseignants, interne et externe à l’école, tous architectes, et qu’il charge d’accompagner les étudiants dans l’élaboration de leurs esquisses architecturales au cours du semestre. Il indique lui-même qu’à cet effet il opère, chaque année, un véritable casting et rassemble au sein du groupe des personnalités aux caractères et postures théoriques variées. Epron fait parti du groupe d’enseignants mais il semble qu’il n’encadre pas la production des esquisses. Les étudiants choisissent l’enseignant par lequel ils veulent être suivis. Cinq à six groupes d’une dizaine d’étudiants sont ainsi constitués.

Le séminaire esquisses s’organise ensuite sur un cycle de quatre séances consécutives24. Ce cycle se répète chaque mois, donc quatre à cinq fois dans le semestre. A chaque cycle correspond un exercice d’esquisse. Le mois commence avec une première séance durant laquelle Epron présente et commente, devant les étudiants regroupés, le programme architectural qu’il a rédigé. Les témoignages recueillis concordent sur la dimension théâtrale de cette présentation qui donnait lieux à des mimiques, des commentaires, voir des digressions de l’auteur sur le sujet.

A partir de là, les étudiants ont deux semaines pour produire leur esquisse architecturale. Celle-ci est dessinée sur un support papier de grand format, les techniques de représentation sont libres. La deuxième séance du mois est dédiée à une revue intermédiaire et individuelle des esquisses avec l’architecte enseignant choisi par l’étudiant. Epron est présent mais il semble qu’il n’intervient pas dans ces revues intermédiaires.

Vient alors la troisième séance. L’ensemble des esquisses sont rendues et affichées côte à côte dans l’école ; « les projets sont anonymes » et « la séance est publique » indique le programme de 1979-8025. Epron réunit alors autour de lui le groupe des enseignants encadrant et le complète, suivant les années, avec des personnalités extérieures, voir d’autres étudiants. Il attribue alors la fonction de jury à ce groupe qu’il préside, anime, voir stimule. Les étudiants assistent à cette séance, entendent et écoutent les discussions du jury mais « ne prennent pas la parole »26. Le jury passe tour à tour devant chaque esquisse. Les membres du jury « examinent les projets exposés et confrontent leur point de vue »27 . Selon le cas, un débat s’installe entre eux, plus ou moins critique et animé, « dans le but de désigner les meilleurs projets »28.

Enfin, lors de la quatrième séance qui termine le mois, les esquisses lauréates sont rassemblées et affichées. Epron revient sur les résultats du jury, sur ses débats qu’il commente aux étudiants devant les esquisses. Ensuite, suivant les demandes, les autres enseignants peuvent revenir avec tel ou tel étudiant sur son esquisse, mieux expliciter ses forces et ses faiblesses afin qu’il se prépare à l’esquisse suivante. Le mois suivant, le dispositif reproduit le même protocole de quatre séances mais avec un nouveau programme architectural.

Cette reconstitution de l’organisation du séminaire, en grande partie basée sur des témoignages, nous donne des indications précieuses sur la méthode pédagogique mise au point par Epron. C’est tout d’abord la construction d’un cadre organisationnel précis. Le pédagogue fait porter, presque excessivement, l’organisation de l’activité sur le cadre et ses règles. Il en fait un véritable dispositif pédagogique. Le cadre étant strict et explicite, les situations qui s’y produisent émergent librement, au gré du contexte, des propositions et des personnes présentes. En d’autres termes, les règles du jeu étant données, le jeu est libre et cela a pour conséquence de libérer le contenu (l’esquisse) et ainsi de permettre l’émergence de situations (le jury). Le dispositif agît comme un générateur de situations qui sont traitées en direct par les participants tantôt acteurs, tantôt spectateurs. Ensuite, dans ce cadre, il est intéressant de pointer l’autonomie de chaque séance. Chacune correspond à une unité de lieu, de temps et d’action. L’action attribuée à la séance se passe ici et maintenant. Elle ne se répètera que dans le cycle suivant et sur un autre programme. Comme l’indique un ancien étudiant devenu enseignant à son tour : « la volonté de réussir l’emportait sur la peur d’échouer ». Et c’est là le dernier point d’organisation qui peut être pointé à ce stade de la recherche : la répétition (« par touches successives » indique le programme de 1975-76) qui autorise les rétroactions dont la valeur pédagogique est de permettre à l’étudiant d’élaborer des « concepts pragmatiques » (Pastré, 2008) qui guident et orientent son action. Le programme de 1979-80 indique à cet effet que « la règle, pour obtenir les 2 UV du séminaire, est de « toucher » à la moitié des projets proposés. »

 

Les objectifs pédagogiques et compétences visées par le séminaire esquisses : choisir, communiquer, mettre en débat et observer le destin de son projet en caricaturant les topos

Durant les huit années d’existence du séminaire esquisses, ses objectifs, tels que les relatent son auteur et les participants, sont permanents. S’ils sont implicites dans les premières années, le programme de 1979-80 indique clairement que « cette activité pédagogique a pour objet de faire expérimenter aux étudiants la procédure académique ». On peut ainsi dégager trois objectifs, plus ou moins explicitement présentés dans les programmes et que l’on pourrait résumer ainsi : décider vite, bien communiquer une idée, observer et comprendre « la confrontation des membres du jury »29.

Le premier objectif du séminaire consiste à apprendre à formuler rapidement une réponse architecturale à une question. Comme l’indique le programme de 1975-76 : « Il faut apprendre à répondre rapidement à une situation, soit par une décision, un rapport, une correspondance, ou une esquisse »30. Epron s’était aperçu que les étudiants, malgré leur niveau de formation au projet d’architecture, rencontraient des difficultés à choisir et prendre parti vite. Il ne s’agit pas de considérer que la rapidité est la seule donnée de tout projet, mais plutôt d’enrichir la compétence au projet des étudiants. Aujourd’hui encore, il n’est pas rare de rencontrer, dans l’enseignement de projet, des étudiants qui hésitent à décider et changent de parti architectural parfois même jusqu’à la fin du semestre. L’exercice obligé de décider vite, en complément avec le questionnement de long terme, est ici un complément à la formation au projet.

Le deuxième objectif consiste à développer une capacité de représentation graphique adaptée à la communication rapide et efficace d’une idée : « La visée dans ce séminaire est d’acquérir la rapidité et l’efficacité dans la réponse à une situation »31. Il faut viser l’efficacité d’expression, afin que la proposition soit visible, lisible et compréhensible. Ici encore, tout enseignant de projet d’architecture connaît des étudiants qui hésitent à dessiner pour exprimer le projet, à quelque stade que ce soit de la conception, préférant l’exprimer par le discours32. Comme si le trait du dessin était définitif, trop risqué car facilitant l’accroche du commentaire ; alors que la parole elle serait temporaire, ouvrant au débat. Ici le terme « esquisse » vise à rassurer l’apprenant, aidant à prendre le risque répété de l’expression graphique. L’urgence à décider et à dessiner aide l’étudiant à développer une relation détachée au projet qui vient contrebalancer son engagement dans la discipline. Et c’est ce que renforce le troisième objectif.

Le troisième objectif vise à montrer aux étudiants, engagés individuellement dans la procédure par les esquisses qu’ils ont produites, comment celles-ci sont perçues et reçues une fois remises entre les mains (et dans les têtes) des jurés au sein du jury. Comment leur idée est-elle comprise au travers des dessins qui cherchent à l’exprimer ? Quels types de commentaires et de débats peuvent-elles déclencher ? Dans ce dernier objectif, Epron travail sur le topos traditionnel attribué par l’institution à l’étudiant et à l’enseignant (Chevallard, 1998). Il force par son cadre à un focus sur les topos qui est particulièrement fructueux. L’étudiant, acteur de son esquisse, devient spectateur de son jugement. Dans un premier temps c’est l’action de l’étudiant qui est observée par l’enseignant (production de l’esquisse) ; dans un second temps c’est l’action des enseignants qui est observée par les étudiants (production du jugement). Apremière vue il s’agit du protocole habituel de la séance de correction d’un rendu de projet d’aujourd’hui : l’étudiant affiche et présente puis attend le commentaire de l’enseignant33. Pourtant ce que propose le séminaire esquisses est une forme de caricature didactique de ces topos, exacerbés à l’aide du cadre spatial et temporel précédemment exposé lors du jury. Du coté des étudiants les esquisses sont anonymes et ils sont contraints au silence, ce qui renforce sa position d’observateur. Du coté des enseignants ils sont contraints, par la figure imposée du jury, à exprimer leurs points de vue et amenés à débattre entre eux par Epron qui « joue » pleinement le rôle de président34. Mis en scène ainsi aux yeux de étudiants, le jury n’opère pas comme un groupe de correction relié aux étudiants. Il en est indépendant. C’est la « confrontation des membres du jury » comme l’indique le programme d’enseignement 1979-80 qu’Epron élève au rang de moment pédagogique.

Contexte professionnel, fertilité scientifique et postérité du séminaire esquisses

Si le séminaire esquisses naît dans l’enthousiasme des années 70 marquées par la reconstruction des études d’architecture au traversd’un cursus à temps plein, il est intéressant aussi de le replacer dans le contexte de la profession d’architecte et de la commande architecturale. Cette même période verra en effet la promulgation de la loi sur l’architecture en 1977 et la mise en œuvre massive du concours d’architecture dans la commande publique à partir du début des années 80. Avec le séminaire esquisses, Epron, acteur par ailleurs de ces évolutions de part ses activités professionnelles et syndicales, usera de ce contexte et préparera plusieurs promotions d’étudiants de Nancy à cette mutation qui verra la fin des modèles et la redistribution de la commande publique. Epron participera ainsi au déplacement de cette procédure historique pour les architectes du milieu académique de l’école vers celui de la profession.

Le séminaire esquisses va aussi servir de support d’expérimentation pour l’activité de recherche d’Epron et inversement, cette dernière va venir préciser peu à peu les contours et objectifs de l’activité pédagogique. Parmi les nombreux rapports de recherche produit par ce pédagogue, deux sont particulièrement en lien avec le séminaire esquisses : Enseigner l’architecture – l’architecture en projet (Epron, 1976) et Le jugement en architecture (Epron, Rebois, 1980).

Commandé par le CERA en 1974, le rapport de recherche Enseigner l’architecture – l’architecture en projet est contemporain du début du séminaire esquisses. Epron y traite de l’enseignement de/du projet depuis l’institution de l’enseignement de l’architecture à la fin XVIIe siècle. C’est ainsi qu’à partir de la rentrée 1979, à la faveur de la réorganisation du cursus de Nancy vu précédemment, il relie clairement le séminaire esquisse à cette recherche dans le texte qu’il rédige dans le programme d’enseignement 1979-80 :

« Cette activité pédagogique a pour objet de faire expérimenter aux étudiants la procédure académique du projet d’école. On a proposé de comprendre cette procédure dans « Enseigner l’architecture, architecture en projet », comme un moyen pour l’institution architecturale, de réajuster constamment ses énoncés. Les éléments principaux de cette procédure sont : - l’émulation (entre ateliers et entre élèves du même atelier) ; - discussion du jury. […] La description de la « pédagogie de projet », dans la tradition académique, comme un des moyens de tester l’efficacité professionnelle de propositions nouvelles, interdit désormais, dans un enseignement qui se veut critique, de proposer aux étudiants ce type de procédure. […] On propose donc dans cette activité « séminaire esquisses » de jouer la procédure académique en connaissance de cause. »

Ainsi, fort de cette connaissance de l’histoire de la profession et de l’enseignement de l’architecture, de ses mécanismes et de ses stratégies, Epron déploie et teste un enseignement de/du projet basé sur une utilisation critique de l’héritage académique des Beaux-arts.

Le jugement en architecture quant à lui est un rapport de recherche commandé en 1980 à Epron par le Ministère de l’urbanisme, du logement et du transport. Il concentre son objet sur le jury d’architecture, sur l’étude de son fonctionnement notamment au travers des discours et débats qui s’y produisent. Les auteurs imaginent pour cela « une procédure qui, s’appuyant sur ce qui se passe dans la réalité, permettrait de reconstituer « en laboratoire » ce débat, d’en analyser la forme [...]. » (Epron, Rebois, 1980). Douze projets d’architecture fictifs sur la gare de Nancy sont soumis à six jurys différents35. Trois règles sont imposées : le huit-clos, l’anonymat des projets, l’obligation d’une décision. Les débats de ces jurys sont reproduits in-extenso dans le rapport. Dans le dernier chapitre du rapport, Epron établit une théorie du fonctionnement d’un jury d’architecture qu’il organise autour de trois étapes : la discussion, la dispute et l’élection.

Cette seconde recherche intervient à un moment charnière de la carrière d’Epron où, quittant l’UPA de Nancy, il débute son activité à l’IFA qu’il a largement participé à créer36. Epron s’adresse maintenant à un public professionnel d’architectes. Il organisera ainsi, à la tête du département échange et formation, plusieurs séminaires et rencontres dans lesquelles il proposera des mises en situation sur le concours d’architecture et son jury empruntant évidemment au séminaire esquisse de l’UPA.

Une dernière déclinaison du séminaire esquisses apparaîtra furtivement entre 1987 et 1991 lorsque Epron débutera son enseignement à l’école de Chaillot de 1987 à 2001 avec un séminaire qu’il intitulera « administration de l’architecture et contrôle architectural » (Diez, 2021). Pour la seconde promotion d’étudiants a qui il proposera l’activité, Epron fera évoluer une dernière fois son cadre pédagogique.Il fera juger les esquisses des étudiants par un jury constitué d’un groupe d’étudiants dispensés d’esquisses. Tour à tour, il proposera ainsi que chaque étudiant puisse endosser le rôle de jurés. Ici encore il jouera sur les topos comme principal outil pédagogique. Allant au-delà de leur caricature, c’est à un changement de topos qu’il convoque les étudiants.

(Octobre 2021)

Sources primaires

Contal Marie-Hélène, ancienne étudiante de UPA Nancy, promotion 1974 (entretien semi directif, 7 mai 2020, 67 min)

 

Epron Jean-Pierre (entretiens semi directifs, 15 mars et 15 avril 2019)

 

Francois Christian, ancien étudiant de UPA Nancy, promotion 1970 (entretien semi directif, 22 avril 2019, 83 min)

 

Goven François (ancien étudiant de UPA Nancy, promotion 1971 (entretien semi directif, 14 mai 2020, 71 min)

 

Laburte Dominique (ancien étudiant de UPA Nancy, promotion 1969 (entretien semi directif, 13 novembre 2020, 69 min)

 

Noël François (ancien étudiant de l’UPA Nancy, promotion 1980 (entretien semi directif, 13 novembre 2020, 69 min)

 

Robinot Jean-Luc (ancien étudiant de UPA Nancy, promotion 1974 (entretien semi directif, 12 décembre 2020, 66 min)

 

Schatz Françoise, ancienne étudiante de UPA Nancy, promotion 1967 (entretien semi directif, 3 septembre 2021, 41 min)

 

Zomeno Christian (ancien étudiant de UPA Nancy, promotion 1973 (entretien semi directif, 12 février 2020, 76 min)

 

Programme d’enseignement 75-76 de l’Unité pédagogique de Nancy, 1975 (document dactylographié).

 

Programme d’enseignement 78-79 de l’Unité pédagogique de Nancy, 1978 (document dactylographié, non paginé).

 

Programme d’enseignement 79-80 de l’Unité pédagogique de Nancy, 1979 (document dactylographié, non paginé).

 

Programme d’enseignement 80-81 de l’Unité pédagogique de Nancy, 1980 (document dactylographié, non paginé).

Bibliographie

Chevallard Y. (1998), Analyse des pratiques enseignantes et didactique des mathématiques : l’approche anthropologique, IREM de Clermont-Ferrand.

 

Chevallard Y. (1999), L’analyse des pratiques enseignantes en théorie anthropologique du didactique, Recherches en Didactique des Mathématiques, 19(2), pp. 221-266.

 

Diez L. (2021), Administration de l’architecture et contrôle architectural : le séminaire de Jean-Pierre Epron à l’école de Chaillot, 1987-2001, HEnsA20 cahier n°9, pp. 51-61.

 

Diez L. (à paraître en 2022), Le premier et le dernier élève de Jean-Pierre Epron, premiers repères pour une biographie. In Mélanges offerts à un architecte (projet confidentiel). Nouvelles éditions Place.

 

Epron J.-P. (1976), Enseigner l’architecture, l’architecture en projet. Paris, CERA-CORDA.

 

Epron J.-P., Rebois D. (1983), Le jugement en architecture. Nancy, CEMPA-MULT.

 

Epron J.-P. (1997), Comprendre l’éclectisme. Paris, Norma.

 

Ministère des affaires culturelles, Décret 68-1097 du 6 décembre 1968 portant organisation provisoire des études d’architecture.

 

Ministère des affaires culturelles, Décret 71-803 du 27 septembre 1971 fixant le régime des études conduisant au diplôme d’architecte diplômé par le Gouvernement.

 

Ministère des affaires culturelles, Décret 78-266 du 8 mars 1978 fixant le régime administratif et financier des UPA.

 

Ministère des affaires culturelles, Arrêté du 9 septembre 1977 instituant le travail personnel de troisième cycle.

 

Pastré P., La didactique professionnelle : origines, fondements, perspectives. Travail et apprentissages, 1, 9-21.

 

Perez J.-M. (2010), La note de synthèse, un objet à fort enjeu local. Analyse comparative dans deux institutions : Ecole nationale de l’administration et l’Education nationale, Education et Didactique, 4(2) ; pp.7-21.

Notes

1Epron est d’abord élu par les étudiants en février 1968 pour prendre la succession de Michel Foliasson à la tête de l’atelier de Nancy, puis nommé par l’administration en septembre 1968.

2http://www.annales.org/archives/x/chambon.html

3En 1968, à la suite de la suppression de la section architecture de l’école des Beaux-Arts, le cadrage national sur le cursus de formation à l’architecture est faible. Peu à peu il se précisera notamment en s’appuyant sur l’expérience de terrain des UPA naissantes.

4Epron fonde avec Philippe Boudon et Alain Sarfati la revue AMC en 1967 alors qu’il est vice-président de la SADG. L’équipe nancéenne sera vite complétée par d’autres parisiens, Bernard Hamburger et Guy Naizot.

5Au moment de la rédaction de cet article, l’auteur a eu accès aux programmes d’enseignement de l’UPA de Nancy des années universitaire 1975-76, 1978-79, 1979-80 et 1980-81.

6A partir du décret 71-803 du 27 septembre 1971, les études d’architecture sont organisées en trois cycles de deux années. L’enseignement du projet d’architecture y est progressif.

7A partir de 1973 le 3e cycle du cursus de l’UPA de Nancy est organisé en quatre départements de spécialisation : Architecturologie sous la responsabilité de Philippe Boudon, Aménagement avec Alain Sarfati, Construction avec Bernard Hamburger et enfin Pratique professionnelle dont Epron est responsable. Ces départements seront supprimés en 1979.

8Dans le programme d’enseignement 1975-76, chaque départements assurent un enseignement obligatoire dont l’ensemble constitue de le tronc commun du 3e cycle. Celui qu’assure le département pratique professionnelle se résume à l’intitulé « projet d’architecture », il est assuré par Stanislas Fiszer. Les intitulés des enseignements des autres départements sont plus précis sans pour autant renvoyer à la pratique de projet : problèmes et méthodes de l’aménagement, les courants de la recherche architecturale, industrialisation ouverte.

9Nous reprenons ici le terme utilisé quasi systématiquement dans les programmes d’enseignement pour designer les enseignements. Il est révélateur d’une volonté de permettra à l’étudiant d’être acteur de sa formation.

10Sous des modalités différentes selon les années, l’organisation des unités de valeurs (UV) du département rend le séminaire esquisses obligatoire de fait.

11Notons qu’il s’agit de l’année universitaire qui suit l’entrée en vigueur de l’arrêté du 9 septembre 1977 instituant le travail personnel de troisième cycle. C’est aussi celle qui correspond à la mise en œuvre du décret du 8 mars 1978 fixant le régime administratif et financier des UPA. Epron devient le 1er président du Conseil d’administration de l’UPA de Nancy.

12On constate de fait la disparition des quatre départements de spécialisation présent dans les programmes d’enseignement des années précédentes.

13Extrait du texte de présentation du 3eme cycle, Programme d’enseignement 1979-80, UPA Nancy.

14Les deux autres activités proposées au choix sont : Construction (avec B. Hamburger et A. Thiebaut) et Démarche paysagère (avec M. Conan et A. Sarfati).

15Extrait du programme 1975-76.

16Ibid.

17Pas moins de 14 séminaires figurent dans le programme 1979-80 (et 16 en 1980-81) sur des thématiques variées : bioclimatique, le rendu comme stratégie, discours américains sur la ville, iconologie,...

18Il serait intéressant de voir si elle est une conséquence de l’introduction du travail personnel de fin d’étude (arrêté du 9 septembre 1977).

19Extrait du programme d’enseignement 1979-80.

20Ibid.

21Notons que dans le même programme d’enseignement, la plupart des autres enseignements sont décrits en indiquant les objectifs pédagogiques, les contenus, les exercices et travaux et les modalités d’évaluation.

22Extrait du programme d’enseignement 1975-76, p.65. Cette dernière phrase est supprimée dans le programme 1978-79.

23Les témoignages varient sur quelques détails concernant l’organisation mais pas sur l’essentiel. A ce stade de la recherche ils semblent plutôt révélateurs d’une volonté d’Epron de mettre à jour et perfectionner les dispositifs au fur et a mesure qu’il le teste. 

24Les trois premières séances sont indiquées dans le programme 1979-80 alors que la quatrième est évoquée par les témoignages.

25D’après les témoignages, il semblerait que dans un premier temps les esquisses aient été exposées dans le hall central de l’école, aux yeux de tous, constituant un évènement collectif de la vie de l’école.

26Extrait du programme d’enseignement 1979-80.

27Ibid.

28Ibid.

29Ibid.

30Extrait du programme 1975-76.

31Ibid.

32Tout enseignant de projet aura au moins une fois entendu l’étudiant commencé par ces mots « l’idée du projet c’est... ».

33Il est intéressant d’observer que malgré le commentaire de l’enseignant, l’étudiant demeure régulièrement en attente de plus d’explications.

34Rappelons qu’Epron en membre du groupe d’enseignant mais n’encadre pas la production des esquisses. Il n’a, a priori, pas de parti pris.

35Chacun des six jurys est constitué de quatre architectes, d’un représentant de la direction de l’architecture, d’un représentant Nancy et d’un « usager ».

36Notamment en organisant en 1981 le colloque inaugural de cette institution naissante : « architecture, architectes ».

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