top of page

Architecture contemporaine remarquable,
le label qui ré-invente un espace théorique pour l'architecture

 

Si nous avons en France des « labels » pour qualifier le talent des architectes, comme le Grand Prix national de l’architecture ou encore les AJAP, il manquait un label national pour désigner les architectures et ainsi compléter le pléthorique paysage des prix et palmarès. Le récent label Architecture contemporaine remarquable (ACR) comble désormais ce vide. Au-delà de son aspect administratif, celui-ci offre l’opportunité d’aborder l’architecture comme pratique vivante et non comme un objet patrimonial. Par certains aspects, il soulève des questions nouvelles susceptibles de faire évoluer notre vision du projet. Je propose ici de vous livrer quelques réflexions théoriques sur le sujet. 


 

En 2016, dans le cadre de la loi LCAP, nos députés votaient la création d’un label avec pour objectif de valoriser les architectures de moins de cent ans « dont la conception présente un intérêt architectural ou technique suffisant » (article 78 de ladite loi). Signalons tout de suite que l’attention portée par notre pays aux architectures récentes par l’intermédiaire d’un label est antérieure à cette loi. Pour mémoire, le ministère de la Culture a promu en 1999 un label appelé Patrimoine du XXe siècle. Comme son nom l’indique, il portait sur le siècle qui allait se clore. Comme son nom ne l’indique pas, il visait les architectures préexistantes. Par un abus de langage devenu habituel dans l’Hexagone, il évoquait le « patrimoine » sans lui accoler de qualificatif pour- tant nécessaire pour se repérer dans ce vaste océan qui couvre aujourd’hui « de façon nécessairement vague tous les biens, tous les trésors du passé », pour reprendre les mots de Babelon et Chastel1.

S’il bénéficie donc d’un corpus de plus de 1 300 œuvres architecturales déjà labellisées au titre du défunt label Patrimoine du XXe, Architecture contemporaine remarquable n’en apparaît pas moins fondamentalement différent à plusieurs titres pour qui s’en tient aux seuls mots. 

Au revoir, patrimoine, bienvenue, architecture 

On notera d’abord que, sur les trois termes choisis par le législateur pour qualifier ce nouveau label, aucun n’énonce ni ne renvoie à l’univers du patrimoine, pas plus qu’à la notion de protection. Question récurrente de sémantique qui entretient la confusion entre « architecture » et « patrimoine » à tel point que, en deçà du XXe, on remplace souvent le premier par le second. Le label qui, ne nous le cachons pas, naît aussi d’une réaction légitime à la disparition d’œuvres architecturales récentes, prend ainsi le risque de lâcher « patrimoine », pariant j’imagine sur le fait qu’il apparaîtra moins comme le faux nez des défenseurs. Si le terme « contemporaine » nous est familier dans ce nouvel énoncé, notons que, pour une fois, nous avons vaillamment choisi d’utiliser celui d’« architecture » plutôt que de « bâtiment », « immeuble », « construction » ou encore « édifice ». Le terme clé de la locution est bien sûr « remarquable ». Reste encore à établir cette « remarquabilité », et c’est là une des tâches passionnantes qui pourront animer les commissions régionales de l’architecture et du patrimoine qui étudieront les demandes et propositions de labellisation. 
 

La capsule glissante des cent ans et l’apparition d’une chronologie absolue de l’architecture
L’histoire nous a habitués à ranger les choses et les idées par dates à partir desquelles il nous est permis de définir des périodes, voire des styles : le Mouvement moderne, le siècle des Lumières, l’art ogival. À cette chronologie relative et éternelle qui nous éloigne chaque jour un peu plus des œuvres et des concepteurs, le nouveau label propose de substituer une chronologie absolue. Les « réalisations de moins de cent ans d’âge », dit le code du patrimoine. Ainsi, une architecture livrée en 2022 et labellisée le restera jusqu’en 2122. Les architectures construites en 1923 et labellisée perdront le précieux attribut l’année prochaine. Un temps glissant apparaît donc, qui débute au moment de la livraison de l’œuvre et s’évanouit après qu’elle a rendu cent années de bons et loyaux services2. D’aucuns pourraient dire que cela va favoriser l’obsolescence programmée des architectures. Pourtant, il n’en est rien, et nous le verrons ensuite. 

L’introduction de cette « capsule » temporelle glissante est une véritable invention administrative qui, probablement, n’a pas son équivalent en Europe. Elle constitue sans doute la principale nouveauté du label, avec des conséquences théoriques et méthodologiques intéressantes. Trois premières conséquences me viennent à l’esprit : la possibilité d’expliciter l’architecture comme discipline vivante ; la mise en lien du temps de l’œuvre et de celui du créateur (retour sur la conception et les fondements du métier) ; enfin, la superposition des théories et pratiques de création et de conservation.

L’histoire commence aujourd’hui : partir de la pratique actuelle pour donner à voir l’architecture comme discipline vivante

Si nous n’avons que cent ans pour labelliser, alors il ne faut pas tarder, serions-nous tentés de dire. En effet, quel serait l’intérêt de labelliser une architecture livrée en 1930 pour qu’elle perde automatiquement le national attribut dans moins de dix ans ? Ici, le nouveau label ACR, avec sa « capsule » de cent ans, devrait nous imposer une veille sur l’architecture à partir de sa contemporanéité. Certains diront qu’il s’agit là d’une vision oublieuse de l’histoire et de la valeur du temps. Il s’agit au contraire d’une formidable opportunité d’être aux prises avec l’architecture comme discipline vivante. Mieux encore, là où certaines passions tristes voudraient donner l’architecture pour moribonde, le label autorise à montrer que, à l’inverse, elle est inscrite dans l’économie du réel et au service du vivant dans sa diversité. 

Un des intérêts de cette approche serait donc de tenir le label ACR en lien avec l’actualité des agences et de leurs productions, y compris dans leur contexte. Par exemple, aujourd’hui, nous pourrions dès à présent mesurer l’impact de la crise sanitaire (et de la pénurie de matériaux) sur l’émergence de réponses architecturales inédites. Il faudra pour cela trouver les moyens de dépasser la position d’un Julien Guadet, encore présente dans notre milieu, qui indiquait, certes à propos de l’enseignement, qu’il « ne peut pas, ne doit pas prendre ses exemples parmi les œuvres des artistes vivants, parce que le professeur ne veut pas être accusé de manier l’encensoir3. »

Confondre le label et l’architecture pour tenter de sortir d’une taxinomie par programmes

Je vois un autre virage que ce label ACR pourrait nous aider à prendre. Il s’agit de celui de la taxinomie appliquée à nos architectures. Chacun s’accordera sur le constat que la catégorisation de l’architecture repose sur les programmes d’usage (logements, écoles, musées...). Nos maîtres d’ouvrage s’en servent d’ailleurs pour sélectionner les architectes : celui qui a fait un tiers-lieux est apte à refaire un tiers-lieux. Si nous sommes nombreux à déplorer cet étalon de sélection, force est de constater que nous le nourrissons à défaut de poursuivre l’effort d’énoncer une architectonique. Celle qui organiserait l’architecture par grandes questions spatiales, matérielles et structurelles. Celle qui permet d’énoncer l’architecture comme discipline et non comme collection de produits. 

Si l’habitude taxinomique par programme est à l’œuvre, et depuis longtemps, même, dans les traités théoriques, la capsule glissante du label ACR nous offre l’opportunité de tenter d’en sortir, notamment parce qu’elle emprisonne l’architecte dans son œuvre et inversement, tous les deux encore vivants, à portée de notre étude. Ainsi l’œuvre actuellement labellisée entraîne-t-elle dans son sillage l’architecte, voire le maître d’ouvrage. Dès lors, il pourrait être intéressant d’aborder les futures propositions de labellisation non pas par les programmes, mais par les générations d’architectes. Cela justement pour être plus centré sur les théories et pratiques de création, sur les influences, intuitions et inspirations, ou encore sur les verrous et les éléments du projet où se cristallise la sueur du concepteur. 

Génération années 80, à la charnière d’une mutation dans l’enseignement et dans la commande

Aborder la labellisation par génération d’architectes serait d’une part jouer le jeu de la période glissante et, d’autre part, l’occasion de ramener les regards, notamment du public, sur les compétences et savoir-faire propres à l’architecture. À ce titre, une génération apparaît rapidement à l’esprit si l’on veut bien prendre la peine de la recontextualiser : celle des architectes qui commencent leur carrière dans les années 80. Aujourd’hui, cette dernière est représentée par une part congrue de nos labels. 

Au-delà de son talent, cette génération va bénéficier d’un contexte unique. Tout d’abord, ces architectes sont les premiers diplômés des Unités pédagogiques d’architecture, ces proto-écoles qui se sont mobilisées sur la page blanche laissée par l’École des Beaux- arts après la disparition de la section architecture en 1968. Ensuite, c’est la génération qui se met à la recherche de commandes alors que la nation vient de voter sa loi sur l’architecture. La demande est à son comble : les CAUE fleurissent dans tous les départements, les ABF sont maintenant à la tête de services départementaux de l’architecture, l’IFA se prépare. Enfin, les lois de décentralisation de 1983, en redistribuant les compétences entre communes, Départements, Régions et État, vont faire apparaître de jeunes maîtres d’ouvrage qui seront, au-delà d’une activité de constructeurs, en quête d’une architecture permettant d’asseoir leur culture institutionnelle (re)naissante à cet endroit. Les concours d’architecture fleurissent, dynamisent l’innovation et le débat théorique. Autant d’éléments d’un contexte très particulier qui aura très certainement produit son lot d’architectures contemporaines remarquables. Reste à prendre garde néanmoins à ne pas s’en tenir uniquement à révéler une galerie des curiosités qui pour- rait nous décrédibiliser collectivement.

Création et conservation architectonique à l’ère du réemploi 

En parlant ici d’« architectures remarquables » et qui plus est labellisées au plan national, il m’était difficile d’éluder la question de leur destin, de leur conservation, voire de leur transformation. Le ministère de la Culture indique d’ailleurs que le label vise en outre à inciter à la réutilisation de ces architectures, à accompagner leur transformation et à favoriser leur transmission aux générations futures. Dans un article à paraître dans la revue des patrimoines In Situ, j’ai tenté avec Dominique Perrault d’aborder cette question ancienne de la conservation des architectures, mais ici encore à la lumière de cette capsule glissante de cent ans. Intervenir sur une architecture préexistante, quel que soit son âge, suppose pour l’architecte d’être « en capacité de s’introduire dans un corpus théorique et pratique qui appartient au passé [...] et qui a présidé à la conception et la réalisation de l’architecture préexistante qu’il traite. On le voit, une distance mentale irréductible s’installe entre l’architecte conservateur et l’objet sur lequel il agit. La pensée conceptuelle [...] qui l’a conçu appartient à un passé révolu et non reproductible au même titre que l’objet architectural. » Si l’on considère maintenant plus particulièrement les architectures de moins de cent ans, « force est de constater que cette distance mentale se réduit. Les théories et pratiques qui ont présidé à la production de l’architecture concernée sont à portée de main et d’esprit ».

Partant de là, il est intéressant de considérer que, en introduisant le concept inédit d’une période glissante de cent ans, le label « maintient dans une sorte de “capsule” d’un siècle qui se déplace avec l’avancement des années, les théories et les pratiques de création et de conservation de l’architecture, jusqu’à les confondre ». Ainsi le label ACR permettrait-il d’accorder à nouveau les deux versants d’une discipline que le XXe siècle avait achevé de séparer : la création et la conservation. Mieux encore, il fournit l’occasion de démontrer que l’architecture comme discipline est la meilleure manière de retarder l’obsolescence de l’architecture comme artéfact.

Maintenant identifiées, ces quelques réflexions restent à saisir et à étudier afin de participer à l’institutionnalisation du label ACR. La période glissante des cent ans devrait d’ailleurs nous aider à éviter un écueil déjà pointé par Peter Collins, lorsqu’il nous avertissait dans Changing Ideals in Modern Architecture, 1750-1950 en 1965 que : « L’empressement frénétique actuel qui consiste à embrasser l’histoire jusqu’à la toute dernière minute [...] n’est pas seulement quelque chose d’inconvenant, mais il existe un grave danger de mutiler et de dévitaliser l’architecture moderne si l’on autorise les historiens à être toujours derrière les architectes en activité. Un tel empressement néglige la différence cruciale qu’il y a entre théorie et histoire de l’architecture ; entre la façon dont les bâtiments sont construits et celle dont ils furent construits. Le théoricien de l’architecture peut apprendre beaucoup de l’historien, et vice versa ; mais il n’y a aucune raison de confondre leurs rôles respectifs. » Ainsi, le label ACR ouvre un espace-temps pour explorer la théorie de l’architecture avec celles et ceux qui la font.

(article publié dans la revue d'Architectures, n°300, juillet 2022)

1Jean-Pierre Babelon, André Chastel, La Notion de patrimoine, Paris, Liana Levi, 1994.

2À moins qu’elle ne fasse l’objet de travaux d’extension, de restructurations « remarquables » et ne relance ainsi l’œuvre pour cent nouvelles années.

3Julien Guadet, Éléments et théorie de l’architecture, tome 1, 1894, p. 10.

bottom of page