écrits, idées, images sur l'architecture
La refondation architecturale de la Cour de justice européenne à Luxembourg
Une illustration des théories et pratiques d'intervention sur le patrimoine édifié contemporain
(avec Dominique Perrault, Grand prix national de l'architecture)
Résumé: La Cour de justice de l’Union européenne est installée depuis 1973 à Luxembourg dans un ensemble d’édifices construits et transformés peu à peu au fil des décennies. Au cœur de ce qui est devenu une pièce urbaine s’élève le Palais de justice d’origine, œuvre des architectes Jean-Paul Conzemius, François Jamagne et Michel Van der Elst. En 2008, l’architecte Dominique Perrault restructure le Palais et l’agrandit en l’enveloppant d’un « anneau architectural ». Cet article présente tout d’abord l’édifice d’origine, exemple unique d’architecture métallique de la fin du xxe siècle, en explicitant ses principes de composition et de construction, les spatialités et les matérialités obtenues ainsi que sa dimension symbolique. Il propose ensuite un retour réflexif sur l’intervention de 2008 et son anneau, dispositif albertien, qui aboutit à une refondation de l’architecture du Palais. Enfin, il met en lumière une des innovations prometteuses introduites par le label « Architecture contemporaine remarquable », à savoir la possibilité, par le biais de la période glissante de cent ans du label, de superposer les théories et les pratiques de création et de conservation des architectures.
En 1973, sur le plateau du Kirchberg qui fait face à la ville historique de Luxembourg, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) s’installe dans son tout nouveau Palais, œuvre des architectes Jean-Paul Conzemius, François Jamagne et Michel Van der Elst. À l’instar de la construction de l’Union européenne, le site va s’agrandir au fil des années, accueillant de nouvelles architectures alors qu’en parallèle, le plateau s’urbanise, devenant peu à peu un nouveau quartier européen. Le Palais est restructuré en 2008 par l’architecte Dominique Perrault en association avec le bureau d’architecture Paczowski et Fritsch dans le cadre de la « Grande Extension », un important programme de rénovation et d’extension qui s’étalera de 1996 à 2019.
Cet article s’attache à présenter tout d’abord les aspects remarquables du Palais livré en 1973, exemple unique d’architecture métallique de cette qualité en Europe. Ensuite sont exposées et analysées, notamment sous l’angle des théories d’intervention sur les architectures préexistantes, l’ensemble des extensions qu’a connues cette importante institution européenne jusqu’à la « Grande Extension » qui, avec son anneau, met en œuvre une solution architecturale originale superposant actions de conservation et de création. Enfin, le propos se conclut par la mise en lumière de ce que nous pensons être une conséquence théorique originale introduite par le nouveau label national « Architecture contemporaine remarquable » : la superposition possible dans un même espace-temps des théories et pratiques de création et de conservation architecturales.
Le Palais, un monument architectural métallique posé sur un tapis en béton au milieu de terres agricoles
Le Palais d’origine, inauguré le 9 janvier 1973, est l’œuvre des architectes belges François Jamagne et Michel Van der Elst associés au luxembourgeois Jean-Paul Conzemius. Les deux architectes belges, associés depuis 1962, ont déjà à leur actif quelques constructions en Belgique[1]. Ils se sont formés dans l’atelier de Victor Bourgeois (1897-1962), professeur d’architecture à La Cambre, école fondée entre les deux guerres par Henry Van de Velde (1863-1957) dans la mouvance du Bauhaus. Encore étudiant, François Jamagne est l’auteur en 1955 d’un projet pour un musée d’art à Anvers. Remarqué par le critique architectural Reyner Banham[2], il préfigure par certains aspects l’édifice qui sera imaginé et construit au Kirchberg deux décennies plus tard.
Le Palais de la Cour de justice européenne est une architecture de plan rectangulaire qui mesure 108 sur 49 mètres et totalise 15 000 m² de surface utile. Il s’élève sur six niveaux dont les trois premiers forment un ensemble sur lequel vient se poser un niveau plus large et en débord sur tout le périmètre [fig. 1]. L’élévation est complétée par un volume en attique couvrant la moitié centrale de l’édifice. Prenant la forme pure d’un parallélépipède couronné, le Palais est posé sur un sol artificiel parfaitement horizontal et qui constitue un vaste parvis quatre fois plus vaste que l’édifice, l’entourant sur ses quatre côtés. L’entrée du Palais est placée sur le côté long du volume, au milieu de la façade sud-est faisant face à l’autoroute qui traverse le plateau. La distribution des espaces intérieurs est simple et symétrique. Le rez-de-chaussée surélevé abrite un hall central ouvert sur tous les niveaux et qui donne accès de part et d’autre aux salles d’audience. Une galerie périphérique, sorte de salle des pas perdus scandée par des portiques métalliques structurels, ceinture quasiment l’ensemble [fig. 2]. L’étage supérieur en surplomb accueille les bureaux de la Cour qui se distribuent sur la périphérie, le long des façades, tout en ménageant au centre deux vastes patios suspendus. Un restaurant prend place dans l’étage en attique. Enfin, sous le sol artificiel du parvis sont installés les parkings et des locaux techniques.
Figure 1: Parvis et façade sud du Palais de la Cour de justice de l’Union européenne (Luxembourg), architectes J.-P. Conzemius, F. Jamagne et M. Van der Elst (1973, date de livraison), 1976. © Marcel Tockert © J.-P. Conzemius, F. Jamagne et M. Van der Elst © CJUE / reproduction Photothèque de la Ville de Luxembourg.
Figure 2: Galerie périphérique entourant les salles d’audience du Palais de la Cour de justice de l’Union européenne (Luxembourg), architectes J.-P. Conzemius, F. Jamagne et M. Van der Elst (1973, date de livraison), 1975. © Édouard Kutter © J.-P. Conzemius, F. Jamagne et M. Van der Elst © CJUE / reproduction Photothèque de la Ville de Luxembourg.
Si le volume général du Palais n’appelle aucun commentaire architectural spécifique, sa structure en revanche mérite une attention particulière, car elle participe pleinement de la définition de l’architecture. Qu’il s’agisse de la structure primaire ou secondaire, celles-ci sont entièrement conçues et réalisées à base de profilés métalliques en acier auto-patinable « Corox[3] » laissés apparents tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du Palais. Le premier projet des architectes prévoyait une structure en béton armé, apparente aussi, dans l’esprit des architectures brutalistes de l’époque. C’est finalement l’acier qui sera retenu comme matériau de construction, notamment en raison d’une valeur symbolique attribuée à cet édifice qui donne forme à une institution naissante : la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Comme l’indique l’historienne Isabelle Yegles-Becker : « Ce matériau […], ainsi que la façade vitrée transparente, lui donne son caractère typique et reflète la vocation industrielle du pays. Le Palais devient très vite avec le Bâtiment-tour un des emblèmes du Kirchberg et des institutions européennes au Luxembourg[4]. »
La logique de conception de la structure architecturale est précise. Elle est basée sur un système tramé particulièrement homogène et maîtrisé. La structure primaire est formée de portiques s’élevant sur les trois premiers niveaux et disposés en périphérie de l’édifice (18 sur le long côté et 7 sur le petit côté). Ces portiques sont constitués de doubles poteaux réalisés en profilés de section « H » que viennent moiser deux profils en « U », lesquels se prolongent au-delà du point d’assemblage marquant ainsi chaque niveau [fig. 3]. L’enveloppe de l’édifice, entièrement vitrée, est installée en retrait de la structure et laisse ainsi apparaître les poteaux moisés. Ils dessinent un effet de colonnade formant péristyle qui trame puissamment les façades de l’édifice. Aucune pièce oblique ne vient perturber cette structure orthogonale. L’ensemble est contreventé par deux volumes intérieurs en béton armé qui abritent notamment les distributions verticales. Les portiques sont toujours implantés perpendiculairement à la façade qu’ils constituent, à l’image d’un temple classique[5]. Les extrémités des façades se terminent par des demi-trames, ce qui a pour conséquence de laisser les angles libres de poteaux, un effet qui est renforcé par le débord systématique des poutres en « U ».
Figure 3: Détail de la charpente métallique lors du chantier de construction du Palais de la Cour de justice de l’Union européenne (Luxembourg), architectes J.-P. Conzemius, F. Jamagne et M. Van der Elst (1973, date de livraison), 1970. © Édouard Kutter © J.-P. Conzemius, F. Jamagne et M. Van der Elst © CJUE / reproduction Photothèque de la Ville de Luxembourg.
La structure secondaire, qui porte l’enveloppe entièrement vitrée de l’édifice, est dessinée en accord avec cette structure primaire. Elle est réalisée en menuiserie d’acier et vient redécouper chaque travée en trois vantaux dotés de vitrage isolant. L’étage supérieur en débord ainsi que l’attique sont habillés partiellement par des panneaux en acier constitués de tubes carrés horizontaux. Ils viennent se glisser entre chaque portique, en avant de la structure, et forment des pare-soleils qui masquent le vitrage et dessinent une puissante horizontale couronnant l’édifice.
La structure architecturale du Palais imaginée par Conzemius, Jamagne et Van der Elst est parfaitement dessinée et ne souffre aucune adaptation ou « rachat » imposé par le site. Elle dessine un système de trames orthogonales et homothétiques très présentes qui définissent plusieurs nus de façades. Il en résulte un objet architectural autonome qui fait penser en premier lieu, par sa rigueur classique et l’emploi de l’acier, aux architectures de Mies van der Rohe. Toutefois, à y regarder de plus près, la dimension géométrique de la trame et les systèmes d’assemblage s’inspirent plutôt de l’architecture traditionnelle japonaise et renvoient à l’apparence d’une structure en bois. L’architecte Paul Fritsch, auteur avec Bohdan Paczowski des trois premières extensions, fait état d’une similitude avec l’édifice des assurances de la Royale Belge, édifié à Bruxelles entre 1965 et 1970 par les architectes Pierre Dufau (1908-1985) et René Stapels (1922-2012)[6].
Le Palais de la Cour, avec sa rigueur structurelle et son sol artificiel, est ainsi conçu comme un monument classique posé sur le plateau agricole du Kirchberg. Avec ses quatre façades tripartites, symétriques et équivalentes, il possède quasiment toutes les caractéristiques d’un monument quadrifrons[7]. Lorsque l’on observe les photos panoramiques de l’époque [fig. 4], le Palais solitaire sur le plateau fait penser au temple antique de Ségeste, trônant seul sur la roche sicilienne. En cinquante ans, le Kirchberg est devenu peu à peu un véritable quartier de ville[8]. La vie de la Cour et la transformation du Palais ont accompagné ce mouvement.
Figure 4: Plateau du Kirchberg (Luxembourg) depuis l’ouest, 1972. © Tony Krier / reproduction Photothèque de la Ville de Luxembourg.
Le socle, trois premières extensions architecturales pour former un vaste soubassement mettant en valeur le Palais
Depuis son installation sur le plateau du Kirchberg en 1973, la Cour européenne de justice n’a pas cessé de se construire et reconstruire sur elle-même à plusieurs mains. Le Palais et son site ont connu plusieurs extensions, à l’instar du développement de l’Europe. Avant d’exposer plus particulièrement la conservation-extension du Palais livrée en 2008 dans le cadre de la « Grande Extension », il est utile de présenter succinctement les trois premières extensions.
Elles sont toutes l’œuvre des architectes Bohdan Paczowski (1930-2017) et Paul Fritsch, installés au Luxembourg. Ils livrent d’abord une première extension en 1988 au sud du Palais, en contrebas, profitant de la déclivité naturelle du terrain qui le sépare de l’autoroute. Transformant la géographie du site en géométrie architecturale, cette extension vient fabriquer un socle au Palais. Effet qu’elle renforce par l’usage d’un parement de granit rose qui s’harmonise par contraste avec la teinte brune du métal corrodé employé pour le Palais. Une seconde extension, livrée en 1993, prolonge vers l’ouest avec un léger désalignement[9] la composition de redans et cours-patio de la première extension. Enfin, une troisième extension prolonge à nouveau et conclut cette composition formant socle en la complétant d’un imposant volume quasi cubique. Traité avec la même écriture architecturale que les deux extensions précédentes, il est implanté en biais, car il reprend la géométrie de l’axe de circulation qui traverse et dessert le plateau du Kirchberg. Il vient dessiner une sorte de proue architecturale dans la composition générale du site de la Cour. En présentant une façade alignée sur l’autoroute qui deviendra peu à peu un boulevard urbain, il peut être considéré comme le premier édifice urbain fondateur d’un nouveau quartier.
Les trois premières extensions de Paczowski et Fritsch constituent ainsi le socle architectural particulièrement efficace au Palais [fig. 5]. Elles occupent toutefois l’ensemble de la place disponible sur le terrain en contrebas de celui-ci. Aussi, la quatrième extension, dite la « Grande Extension », impose pour la première fois d’envisager une implantation plus haut au niveau du plateau artificiel sur lequel est posé le Palais, édifice fondateur de 1973. La nature du dialogue architectural qu’entretient le Palais avec ses extensions va de fait passer sur un autre registre. Pour les extensions précédentes formant socle, la relation repose sur le principe de composition classique du tout et de ses parties, le socle étant de fait subordonné à l’émergence architecturale que constitue le Palais. Imaginer une nouvelle extension au niveau du sol du Palais revient à entrer dans le registre architectural de confrontation plus directe. Elle introduit en conséquence deux nouvelles questions : faut-il maintenant conserver ou remplacer l’architecture préexistante ? Puis, dans le cas où le Palais est conservé, quel rapport de confrontation établir entre le Palais et son extension ?
Figure 5: Perspective depuis le sud de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et ses trois extensions formant socle (Luxembourg), architectes B. Paczowski, P. Fritsch, J. Herr, G. Huyberechts et I. Van Driessche, aquarelle sur papier de Jacques Ignazi (1994), conservée à la CJUE. © Jacques Ignazi / reproduction CJUE.
L’histoire des trois premières extensions répond indirectement à la première question. En effet, en décidant de constituer peu à peu une architecture-socle, les architectes Paczowski et Fritsch ont pris le parti, en réponse aux attentes des utilisateurs, de conserver l’architecture du Palais[10]. Ils ont même contribué à renforcer sa valeur de monument classique, à l’image d’une acropole. La « Grande Extension » prolonge ce parti pris de conservation du Palais et de son sol artificiel comme patrimoine invariant. L’ambition architecturale se concentre alors sur le type de rapport de confrontation à établir entre l’architecture existante (le Palais) et l’architecture projetée (l’extension). À cette ambition s’ajoute celle de la restructuration du Palais. Restructuration architecturale et urbaine qui par ailleurs dépasse le seul Palais et vise l’ensemble du site occupé par la Cour de justice. Ainsi, la restructuration-extension du Palais doit être replacée dans ce contexte plus global de recomposition quasi urbaine d’où son nom de « Grande Extension ». Une réflexion dans laquelle l’un et l’autre s’influencent mutuellement et se déterminent peu à peu afin de passer d’une logique d’objet à une logique de quartier.
Trois scénarios pour amorcer la « Grande Extension » et se confronter à l’architecture contemporaine remarquable du Palais
En 1996, alors que la troisième extension vient d’être livrée, trois scénarios sont élaborés pour aborder la question posée par la Grande Extension : composer une pièce urbaine à l’échelle du quartier du Kirchberg qui assemble en une unité la diversité des nations et symbolise l’institution européenne[11]. Ces trois esquisses architecturales, « l’Écran », « l’Étui » et « l’Anneau », sont autant de prétextes sérieux pour développer une discussion, un débat et une vision partagée avec la Cour sur ce que doit être cette nouvelle architecture et son inscription dans le paysage urbain du Luxembourg.
L’esquisse « l’Écran » [fig. 6] propose de construire un bâtiment « miroir » reprenant les dimensions de la façade latérale du Palais et disposé en parallèle et à l’est de façon à amplifier son image. C’est un peu le projet du Palais et son double, qui permet évidemment de donner une dimension patrimoniale forte au Palais existant, reflété́ dans la nouvelle extension. Ce projet permet également d’établir des liens fonctionnels entre les bâtiments existants et la nouvelle extension, de par leur proximité.
Figure 6: Maquette de l’esquisse « l’Écran », réalisée par Michel Goudin pour le projet de la Grande extension de la Cour de justice de l’Union européenne (Luxembourg), architectes D. Perrault, B. Paczowski et P. Fritsch (1996). © photo Georges Fessy © maquette Michel Goudin © Dominique Perrault Architecte, Adagp / reproduction DPA.
Une deuxième approche consiste à créer l’extension en la plaçant à côté, de façon beaucoup plus verticale, tel un campanile, comme une ville verticale. C’est l’esquisse « l’Étui » [fig. 7] qui considère le Palais comme une sorte de ruche. Installé également à l’est, cet édifice vertical accompagne l’horizontalité du Palais, toujours dans cette idée de mettre en valeur et de restaurer l’architecture existante. Comme une tour de Babel ou plutôt un donjon à côté́ du château, l’extension permet l’installation des nouvelles fonctions liées à l’élargissement de l’Union européenne. Une sorte de contrepoint diamétralement opposé à la troisième extension dont elle reprend le plan carré.
Figure 7: Maquette de l’esquisse « l’Étui », réalisée par Michel Goudin, pour le projet de la Grande extension de la Cour de justice de l’Union européenne, architectes D. Perrault, B. Paczowski et P. Fritsch (1996). © photo Georges Fessy © maquette Michel Goudin © Dominique Perrault Architecte, Adagp / reproduction DPA.
Enfin, la troisième esquisse, « l’Anneau » [fig. 8], propose de construire une extension sur pilotis qui vient ceinturer le Palais tout en se maintenant à distance de ces façades. Des passerelles aériennes permettent d’assurer le lien entre le Palais et son extension. Plus symbolique et plus « fusionnelle », cette esquisse exprime davantage une idée conjointe d’unité́ et de diversité́. Elle vise à mettre en place un lieu symbolique qui parle de l’unité́ de l’Europe tout en respectant la diversité́ de ses composantes.
Parmi ces trois scénarios, c’est la dernière proposition, « l’Anneau », qui est retenue, développée et enfin construite. En termes d’usage, elle permet de régler de manière plus évidente les connexions et circulations avec le reste du site[12]. Ce dispositif architectural permet aussi d’installer un rapport spatial original entre le Palais et son extension qui sera analysé plus finement après avoir présenté l’architecture de cet « anneau ».
Figure 8: Maquette de l’esquisse « l’Anneau », réalisée par Michel Goudin pour le projet de la Grande extension de la Cour de justice de l’Union européenne (Luxembourg), architectes D. Perrault, B. Paczowski et P. Fritsch (1996). © photo Georges Fessy © maquette Michel Goudin © Dominique Perrault Architecte, Adagp / reproduction DPA.
Le Palais et l’Anneau, la refondation d’une architecture devenant monument urbain
L’« Anneau » prend la forme d’une galerie de deux niveaux installée en hauteur à environ douze mètres du sol. D’une largeur de vingt mètres, cette galerie ceinture le Palais uniformément sur ses quatre faces. Celle-ci se développe à distance du Palais, ménageant un grand vide périphérique d’une largeur de treize mètres, laissant passer la lumière jusqu’à l’édifice d’origine tout en permettant d’éclairer naturellement l’anneau sur toutes ses façades. En plan, la dimension de l’ensemble est donnée par le désalignement entre la première et la deuxième extension sur lequel l’anneau vient caler sa géométrie à l’angle sud-ouest [fig. 9]. En élévation, le niveau bas de l’anneau règne avec celui de l’étage de couronnement en débord du Palais tandis que la partie en attique de ce dernier est surélevée afin de conserver l’organisation tripartite de l’ensemble [fig. 10].
Figure 9: Plan général de la Grande extension de la Cour de justice de l’Union européenne (Luxembourg), architectes D. Perrault, B. Paczowski et P. Fritsch, 2020. © Dominique Perrault Architecte, Adagp © CJUE.
Figure 10: Coupe générale nord-sud de la Grande extension de la Cour de justice de l’Union européenne présentant le Palais existant et le projet d’anneau (Luxembourg), architectes D. Perrault, B. Paczowski et P. Fritsch, 1996. © Dominique Perrault Architecte, Adagp © CJUE.
L’anneau abrite les bureaux des membres de la Cour et des avocats généraux des différents États membres précédemment installés dans le Palais. Cette diversité de fonctions et de cultures gravite autour du Palais, cœur du dispositif qui en conséquence n’accueille plus que les fonctions symboliques et collectives de la Cour, notamment la grande salle d’audience. Régulièrement, les circulations horizontales ménagent des vues sur le vide intérieur et vers le Palais d’origine.
La structure qui porte l’anneau en hauteur est constituée de portiques métalliques qui reprennent le principe mis en œuvre pour le Palais en l’adaptant. On compte dix-sept portiques pour le long côté et dix portiques sur le petit. Ils sont constitués de portiques jumelés dos à dos et réalisés avec des grands profils en « U » reconstitués de section identique pour les poteaux et les poutres [fig. 11]. L’amorce de péristyle, esquissée par les doubles profils acier en « H » du Palais de 1973, devient ainsi un véritable péristyle qui ceinture d’une triple colonnade les quatre faces du Palais.
Figure 11: Chantier de construction de l’« Anneau » et de restauration du Palais de la Grande extension de la Cour de justice de l’Union européenne (Luxembourg), architectes D. Perrault, B. Paczowski et P. Fritsch (2006). © Dominique Perrault Architecte, Adagp © CJUE.
Débarrassé des bureaux qui précédemment occupaient une partie des portiques, le rez-de-chaussée du Palais d’origine est entièrement libéré sur les trois premiers niveaux. Il devient un vaste hall-galerie public, lieu urbain ouvert sur la ville et lien fonctionnel avec le reste du site. L’organisation intérieure du Palais est « pivotée » de 90 degrés sur un axe de symétrie longitudinal est-ouest. L’entrée n’est plus frontale et se fait désormais sur le petit côté de l’édifice par l’intermédiaire d’un vaste parvis qui se développe à l’est en balcon sur l’ensemble du quartier [fig. 12]. Ce déplacement du système d’entrée permet de prendre conscience de l’ensemble de la composition de la Cour.
Figure 12: Nouvelle façade d’entrée du Palais de la Cour de justice de l’Union européenne (Luxembourg), architectes D. Perrault, B. Paczowski et P. Fritsch (2008). © Georges Fessy © Dominique Perrault Architecte, Adagp © CJUE.
À l’intérieur du Palais, le hall-galerie est creusé en son centre afin d’y loger la grande salle d’audience à laquelle on accède par un vaste escalier droit. Cette salle qui reste comme « à ciel ouvert » est coiffée d’un immense dais en maille métallique dorée [fig. 13]. Depuis la salle, celui-ci fabrique un plafond qui laisse passer la lumière naturelle et permet la vue sur l’extérieur. Depuis l’extérieur, ce grand baldaquin devient l’objet sculptural colossal qui unifie et accompagne les activités du hall-galerie. Sa dimension renvoie à celle du Palais dont il devient le cœur institutionnel.
L’ensemble architectural désormais formé par l’anneau et le Palais achève d’être unifié par une teinte noir-brun qui recouvre les deux structures métalliques. Les façades externes de l’anneau sont revêtues de panneaux de verre teinté disposés verticalement et en avant de l’enveloppe, reprenant ainsi le principe des grilles brise-soleil du Palais d’origine [fig. 14].
Figure 13
Hall-galerie du Palais de la Cour de justice de l’Union européenne avec en son centre le grand dais de maille métallique (Luxembourg), architectes D. Perrault, B. Paczowski et P. Fritsch (2008).
© Georges Fessy © Dominique Perrault Architecte, Adagp © CJUE.
Figure 14: Vue partielle de la façade nord de l’« Anneau » de la Cour de justice de l’Union européenne (Luxembourg), architectes D. Perrault, B. Paczowski et P. Fritsch (2008). © Michel Denancé © Dominique Perrault Architecte, Adagp © CJUE.
L’enrobage, un dispositif albertien pour produire une nouvelle architecture permettant de confondre création et conservation
Le dispositif architectural en « anneau » finalement retenu pour l’extension du Palais permet de développer une posture originale au regard des théories et doctrines de restauration du patrimoine architectural.
En effet, les deux premiers scénarios d’intervention présentés précédemment et non retenus, « l’Étui » et « l’Écran », envisagent l’extension comme un édifice en contrepoint architectural du Palais d’origine, à distance de celui-ci. En conséquence, ces scénarios renvoient chaque édifice dans des catégories différentes : une architecture à créer et une autre à restructurer. Ce faisant, en autonomisant cette dernière, elles obligent à entrer et prendre position dans le débat doctrinal qui, depuis plusieurs siècles, anime créateurs et conservateurs sur la manière de traiter les architectures préexistantes. Débat insoluble qui, en catégorisant les interventions, aboutit finalement à extraire ces objets du monde vivant de l’architecture pour les placer dans celui du patrimoine.
L’« Anneau » est une réponse qui permet d’éviter l’autonomisation de l’objet Palais par rapport à son extension. Il permet de reconstituer un tout architectural, au sens classique. Ce choix met en pratique le dispositif d’« enrobage », une des trois alternatives d’intervention mises au point par Alberti au milieu du xve siècle dans ce que l’on peut considérer comme la première théorie des actions sur les architectures préexistantes[13]. Là où Alberti se sert de l’enrobage pour mettre au goût du jour une certaine architecture[14], ici le dessein architectural vise plutôt à travailler sur l’interpénétration des deux architectures au niveau des usages, de la structure, des matériaux, des ambiances, des couleurs et des matières.
Si l’enrobage induit la disparition dans le paysage du Palais d’origine, il renforce cependant sa présence avec une nouvelle masse plus importante, composition homothétique adaptée à la nouvelle échelle du site. L’anneau permet de conforter l’image du Palais à l’échelle du site[15]. Le vide qui sépare l’anneau et le Palais installe une distance qui met en scène le Palais. L’anneau revêt ici un statut de protection d’un monument.
Le label « Architecture contemporaine remarquable », une « capsule temporelle » permettant d’accorder théories et pratiques de création et de conservation
Intervenir sur les architectures préexistantes est une pratique dont les origines se perdent quelque part avec celles, aussi floues, du mythe de la cabane originelle.
Au Quattrocento, l’architecture devient aussi un espace mental et Alberti, comme nous l’avons rappelé précédemment, propose une première théorie de l’intervention sur les architectures préexistantes. Il faudra attendre Winckelmann (1717-1768), l’apparition de l’histoire de l’art et la classification par styles pour que les architectures préexistantes soient considérées comme les objets témoins d’un passé révolu et impossible à reproduire. Cette prise de distance, combinée avec les ruptures introduites dans les théories et les pratiques d’édification par la révolution industrielle, a achevé la séparation entre pratiques de conservation et pratiques de création en architecture. Toutefois, pendant une partie du xixe siècle, théories et pratiques de conservation et de création auront un temps d’histoire commune, notamment avec la doctrine de la restauration stylistique et son principal zélateur, Viollet-le-Duc qui, on le sait, s’attachera, avec d’autres, à mettre au point un nouveau style en architecture[16]. Ce dernier n’émergera dans une forme aboutie qu’entre les deux guerres, sous le nom de Mouvement moderne, avec son lot de doctrines, de théories et de pratiques fondatrices qui seront plus tard massivement enseignées dans les écoles d’architecture de par le monde.
La séparation définitive entre pratiques de conservation et pratiques de création en architecture a peu à peu produit deux disciplines indépendantes avec chacune leurs éléments de théorie, leurs discours, leurs combats, leurs lois et leurs institutions.
Sans éluder les questions de matérialité et d’authenticité qui sont devenues essentielles dans le champ du patrimoine culturel, intervenir sur une architecture préexistante aujourd’hui suppose pour les architectes et les équipes qui les accompagnent d’avoir la capacité de s’introduire dans un corpus théorique et pratique qui appartient au passé[17]. Ce même corpus qui a présidé à la conception et la réalisation de l’architecture préexistante qu’ils traitent. On le voit, une distance mentale irréductible s’installe entre l’architecte conservateur et l’objet sur lequel il agit. La pensée conceptuelle de l’architecte ou du maître de l’œuvre qui l’a conçue appartient à un passé révolu et non reproductible, au même titre que l’objet architectural[18].
Si l’on considère maintenant plus particulièrement les architectures préexistantes du xxe siècle, force est de constater que cette distance mentale se réduit. Les théories et pratiques qui ont présidé à la production de l’architecture concernée sont à portée de main et d’esprit[19]. Il est possible d’intervenir sur une architecture comme le Palais de la Cour de justice européenne dans une continuité de pensée et d’action de Conzemius, Jamagne et Van der Elst, car les théories et pratiques auxquelles les créateurs comme les conservateurs se réfèrent pour guider leurs choix de conception sont les mêmes.
Partant de là, il est intéressant de considérer qu’à l’orée du xxie siècle, sur le champ spécifique de l’architecture du xxe siècle, un des principaux éléments pour une théorie de sa conservation réside dans le fait qu’elle se superpose à celle de sa création. Dans ce cas précis, les deux dimensions peuvent être réunies en un seul ensemble.
Plus encore, l’apparition récente en France du label « Architecture contemporaine remarquable[20] », en introduisant le concept inédit d’une période glissante de cent ans, maintient dans une sorte de « capsule » d’un siècle qui se déplace avec l’avancement des années les théories et les pratiques de création et de conservation de l’architecture, jusqu’à les confondre[21]. Maintenant identifiée, cette spécificité reste à saisir et à étudier. Elle permettra probablement d’enrichir encore nos théories et pratiques en architecture et ainsi de participer à l’institutionnalisation de ce label.
(Article publié dans la revue en ligne InSitu n°49, mars 2023)
[1] Voir notamment l’immeuble IPC (International Press Center) à Bruxelles, livré en 1972, en association avec l’architecte H. Gilson (https://monument.heritage.brussels/fr/Bruxelles_Extension_Est/Boulevard_Charlemagne/1/17690) [lien valide en février 2023]).
[2] Ce projet non réalisé de F. Jamagne sera publié par Reyner Banham dans son ouvrage Megastructure.Urban Futures of the Recent Past, New York, Harper & Row, coll. « Icon Editions », 1976, p. 43-44.
[3] Le procédé « Corox », pour Corrosion resistant self-oxidizing steels, est un traitement des aciers mis au point par l’entreprise luxembourgeoise ARBED (Aciéries réunies de Burbach, Eich et Dudelange).
[4] YEGLES-BECKER Isabelle, « Cour de justice des communautés européennes », in LEYDER Jean (dir.), Centenaire, Administration des bâtiments publics Luxembourg, Luxembourg, 2010, p. 109, disponible en ligne, https://abp.gouvernement.lu/dam-assets/pics/abp-centenaire-web.pdf[lien valide en février 2023].
[5] Au niveau des angles du plan, la jonction est réalisée par l’intermédiaire de demi-portiques métalliques.
[6] RACHET Jean-Michel, « Paul FRITSCH, architecte » (entretien), in Id. (dir.), Construire un palais de justice pour l’Union européenne, Luxembourg, Fonds d’urbanisation et d’aménagement du Plateau de Kirchberg, 2019, p. 38.
[7] Édifice type de l’Antiquité classique composé de quatre faces identiques chacune percée d’une porte et dont toutes les façades participent à l’espace public.
[8] Le quartier du Kirchberg a fait l’objet d’un master-plan plusieurs fois retravaillé. À l’origine, c’est l’architecte Pierre Vago (1910-2002) qui jette les bases de l’urbanisation de ce plateau agricole, notamment en dessinant son axe central, l’avenue John-Fitzgerald-Kennedy, longue de 3,5 km. En 1973, Hans Aregger, urbaniste suisse, modifie et complète le plan. Léon Krier (1946- ) fait une proposition de plan pour la partie sud du plateau en 1978. Celle-ci sera retravaillée par les architectes Christian Bauer, Jochem Jourdan (1937- ) et Peter Latz (1939- ) qui en proposeront une version modernisée en 1989. Enfin, Ricardo Bofill (1939-2022) apporte un dernier remaniement de la partie sud du quartier en 1996.
[9] Ce désalignement dans la géométrie du plan général va permettre de fixer plus tard la dimension de l’« anneau » dans le cadre de la Grande Extension.
[10] Il est utile de préciser sur ce point que l’architecte Paul Fritsch a repris l’agence de Jean-Paul Conzemius, un des auteurs du Palais d’origine livré en 1973.
[11] Voir http://www.perraultarchitecture.com/fr/projets/2463-cour_de_justice_de_lunion_europeenne_-_4eme_extension.html [lien valide en février 2023].
[12] Notamment par la création d’une longue galerie est-ouest, épine dorsale creusée dans le socle du site et permettant de relier entre elles toutes les fonctions de la Cour de justice.
[13] L’architecte Leon Battista Alberti (1404-1472) pose le problème de l’intervention sur les édifices préexistants à partir de nécessités fondamentalement économiques, mais pour lesquelles il est capable de concevoir des solutions esthétiques en partant du classique et notamment du principe de la correspondance des parties entre elles et de là avec le tout. Cela le conduit à théoriser trois alternatives possibles pour maintenir cette correspondance architecturale : continuer l’édifice dans le style primitif, chercher un équilibre entre le style ancien et la contemporanéité ou enfin opter pour une enveloppe moderne à l’intérieur ou à l’extérieur (enrobage).
[14] Voir par exemple le temple Malatesta, transformé en 1447, et devenu cathédrale Santa Colomba de Rimini.
[15] Dans le même esprit, les trois tours implantées à l’extrémité est du site poursuivent le système de contreforts et de donjon évoqués par les extensions de Paczowski et Fritsch.
[16] Voir notamment CHOAY Francoise, L’Allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 1992.
[17] Notons que la connaissance de ce corpus est indépendante de la position doctrinale adoptée dans l’intervention architecturale.
[18] Cette question de l’œuvre humaine, plutôt dans sa dimension d’artisanat, sera un des sujets traités par John Ruskin et surtout par son principal disciple, William Morris, à la fin du xixe siècle.
[19] Voir l’analyse architecturale du centre de tri postal de Nancy (1970), œuvre des architectes Claude Prouvé (1929-2012) et Jacques André (1904-1985) et des résultats du concours de 2007 en vue de sa transformation en palais des congrès en 2007 (https://www.lorenzodiez.com/le-centre-de-tri-postal-de-nancy [lien valide en février 2023]).
[20] Le label « Architecture contemporaine remarquable » a été créé par l’article 78 de la loi no 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (https://www.culture.gouv.fr/Aides-demarches/Protections-labels-et-appellations/Label-Architecture-contemporaine-remarquable [lien valide en février 2023]). Aujourd’hui, l’article L650-1 du Code du patrimoine permet ainsi de désigner par décision motivée de l’autorité administrative et après avis de la commission régionale du patrimoine et de l’architecture, les immeubles, les ensembles architecturaux, les ouvrages d’art et les aménagements, parmi les réalisations de moins de cent ans d’âge, dont la conception présente un intérêt architectural ou technique. Ce nouveau dispositif national se substitue au label « Patrimoine du xxe siècle ». Voir l’article de MASSE Sophie, « Du patrimoine du xxe siècle à l’architecture contemporaine remarquable. L’action du ministère de la Culture français en faveur de la reconnaissance et de la sauvegarde de l’architecture récente », In Situ. Revue des patrimoines, no 47, 2022, [en ligne], https://journals.openedition.org/insitu/34765 [lien valide en février 2023].
[21] Voir DIEZ Lorenzo, « Architecture contemporaine remarquable, le label qui réinvente un espace théorique pour l’architecture », in Revue d’Architecture, n°300, juillet 2022, p. 38-42.